• Une boussole qui a perdu le Nord

    Zone m'avait cloué, au moment de sa parution. Boussole a été aussi un choc mais pas vraiment du même ordre.

     

     

     

    'avais découvert Zone, il y a deux ou trois ans. Choc.
    Un récit qui croise le monde contemporain là où il est le plus enfiévré, la guerre au centre de l'Europe, une guerre ou les faux-semblants furent légions, ce qui poussa des hommes à se damner ou s'improviser héros, s'investir pour sauver leur morale, leur part de rêve, ou leur immodéré amour du combat, du danger et du sang. Une plume à la fois alerte, élégante non pas par effets, costumes chatoyants, mais dotée d'une grâce dans le rythme, d'une familiarité touchante dans la longueur et l'emploi, langue de tous les jours sans jamais cesser d'être singulière et fascinante. Au service d'un conteur d'une culture étonnante, qui enseigne sans académisme, dans le fil de l'aventure et de l'écriture, nous fait com-prendre la géo-politique gorgée de destructions, d'amertume, d'horreurs sans noms, et d'une trouble nécessité qui laisse longtemps un goût mystérieux dans la bouche, à la fois fiel, à la fois miel.
    Voilà, Mathias Esnard pour moi, c'est ça.

     

     

    Il vient donc, l'an dernier, d'avoir le Goncourt pour ce Boussole publié chez Actes Sud, que j'ai lu il y a quelques semaines.
    Il faut y voir la même personne, le même grand écrivain, en malade. Quelque chose a frappé l'auteur, un crabe vicieux et insidieux. Je n'ai pu me résoudre à dire mon sentiment pendant tout ce temps. Pour connaître la difficulté d'être auteur, je n'aime pas pointer le texte raté. Mais la déception était grande, trop grande. Et les voix autour de moi répétaient, défi à mon entendement, « chef d’œuvre, chef d’œuvre ».
    Les phrases longues de Zone étaient suaves et surprenantes. On y respirait à son rythme, presque au hasard de sa propre envie, - même si l'auteur faisait admirablement sentir où se trouvaient les pauses -, le roman étant bâti d'une seule phrase, façon Nouveau Roman.
    La prose de Boussole tire en longueur, s'effiloche dans de récurrentes précisions ou incises. Les tournures se répètent et les longueurs lui font frôler le grandiloquent. On nage entre l'ampoulé et le surchargé trop régulièrement. Bref on sent l'envie d'impressionner, d'exhiber ses tournures comme d'autres ses muscles. Mais le body-building c'est de la gonflette, tout le monde le sait et son exhibition déclenche des rires enregistrés.
    Ce qui n'est pas sans doute sans rapport avec le héros de cette histoire.

     

    Il est plutôt jeune, plutôt universitaire, plutôt symbolique d'une quête cherchant à réconcilier l'Orient et l'Occident, pied de nez audacieux aux canons qui les opposent aujourd'hui.
    Il poursuit son graal sur le terrain de la musique, si j'ai bien compris. Difficile de s'en assurer vraiment, l'auteur sautant d'un domaine à l'autre en permanence à coups de commentaires, de précisions multiples parfois intriquées comme les poupées russes. Effet «maquis» assuré. On se perd dans le dédale. Caractères, sentiments, intrigue même se diluent dans ces pages qui virent à la note de bas de page. Là où l'érudition discrète de Zone enrobait avec talent la puissance du style, l’amoncellement de « mises en érudition » nous envoie dans les décors.
    Très proustien finalement, son héros. Cousin germain de ce noble Charles Swann d'Un amour de Swann, si léger avec les deniers et l'intendance. Relation de causalité ou de concomitance, difficile à dire. Il se plaint avec une telle élégance, une telle distance critique. Traverse les pays sans cesser de faire le guide en sautant d'un clin d’œil pour happy few à Venise, vers un souper à thème entre aventuriers érudits, comme aime en organiser la gent universitaire.
    Il traverse les pays, rencontre les gens comme autant d'espaces où déployer sa culture. Les siècles d'écriture, les millénaires de guerre, les océans de musique sont à disposition, cuisinez, servez froid et long. Le moindre bobo, la plus petite excitation du héros, et le narrateur convoque les gloires du patrimoine. Cet amoureux érudit, on se demande si son ancêtre Proust aurait osé écrire : « Ma première pipe d'opium me rapprochait de Novalis, de Berlioz, de Nietzsche, de Trakl – j'entrais dans le cercle fermé de ceux qui avaient goûté le fabuleux nectar que servit Hélène à Télémaque... »
    Tout se passe comme si on avait là un ouvrage de commande. Un livret culturel avec écho au monument de la littérature française, apte à rendre hommage au la maison qui le publie. Livret qui n'oublie de demeurer dans la tendance actuelle aux romans thématiques – fait par des universitaires pour des critiques littéraires profs d'universités – épuisant un sujet en évitant de livrer la bête, de gratter la mort et de tailler dans les barbelés sociaux.

     

    L'étouffement du style de l'auteur sous la logorrhée érudite a évidemment des effets collatéraux. Un personnage pourtant intéressant, comme Sarah, l'amour incertain et mélancolique du héros, perd de la substance pour devenir une sorte d'animation dans un essai au cours de moins en moins souterrain au fil du livre. L'intrigue elle-même s'efface, soumise aux pérégrinations d'une figure, d'un monument, d'une biographie célèbre délicieusement obscure à l'autre.

     

    Par ailleurs la substance sensible insufflée dans ce roman, la part d'écho à l'univers psychologique et social pour chacun que livre la littérature, se trouve reléguée par cette inflation de citations, incises, par l'espèce d'appareil critique adjoint en permanence. Il occulte le littéraire et la narration en devient distante, appauvrie, se perd dans les sables d'un exosquelette censé lui offrir une sorte de grandeur, de légitimité incontestable. Tout se passe comme si Mathias Esnard avait voulu nous montrer les images d'un paysage magnifique en nous délivrant en permanence la distance à l'objectif de sa caméra, l'historique des divers éléments visibles, l'intensité des rayons solaires, les noms des célébrités ayant pu voir ce même paysage, la liste des peintres et des styles ayant pris ce tableau pour sujet, le rapport entre le cadrage qu'il opère et la définition d'un cadrage idéal suivant les époques et les lieux, le tout explicitement situé dans un paradigme liminaire plaçant l'observation qu'il opère au centre d'un combat plus large entre deux frères ennemis : l'Orient et l'Occident.

     

     

    La majorité de la presse voit un « grand livre », « un nouveau Balzac », plus généralement un « chef-d'oeuvre », dans ce fatiguant hybride essai/récitdevoyage, qui a fini par me tomber des mains au bout de deux cent pages.

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Mardi 2 Août 2016 à 11:27

    Merci pour le partage!

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