• La non-mort algorithmique

     

    Nos vies s'exercent, s'apprennent, se dirigent via les écrans que bâtit, diffuse et vante la raison marchande. Via la rationalité ubiquitaire de nouveaux instruments, les algorithmes. Ils marquent une différence qui fait la différence, en termes de ciblages, séduction, domination et éviction à terme du substrat anthropologique partagé, sans parler des modalités démocratiques et citoyennes bonnes pour le cimetière des éléphants.

     

     

     

     

    La non-mort algorithmique 

    La non-mort algorithmiquea vie algorithmique – critique de la raison numérique

     

    Eric Sadin - éditions l’Échappée

     

    (p.14-15 - extrait)

    ...Au sortir du brainstorming, vous remarquez sur votre bracelet greffé à votre peau que votre degré de réactivité aux différentes informations diffusées s'élève à 74%, confirmant une courbe régulièrement déclinante sur les trente derniers jours ; données immédiatement traitées par le service robotisé d'évaluation des performances du personnel situé au siège de la maison mère à Singapour. En cette fin d'après-midi, vous trouverez opportun d'aller prendre ce verre dans un bar récemment ouvert, qui vous aura été à juste titre suggéré au vu de la séparation récente avec votre compagne et votre goût pour le design bio-morphique. En pénétrant dans le DreamBar, une voix s'adresse à vous, vous encourage à rejoindre le sofa B#17 situé dans la zone réservée aux couples. Vous découvez qu'une jeune femme déjà assise à une table absorbe un mojito tout en consultant sa tablette ; vous vous saluez, commandez un gin-fizz.

    ...Arrivé chez vous, vous relevez que les courses du jour ont bien été livrées d'après l'état des stocks des différents produits transmis via leurs puces RFID intégrées, et que votre bain est prêt pour une tempature réglée en fondtion de votre tension artérielle conjugée à votre niveau de stress. Votre assistant décide de conforter pour le cours de la soirée votre humeur maintenant relachée ; commande un repas indien aux vertes ayurvédiques qui sera livré sous vingt minutes. Vous dinez devant votre iTV qui a sélectionné un documentaire brésilien portant sur les méfaits de la culture intensive du soja transgénique en Amazone, agrémenté de commentaires et autres liens personnalisés. Vous vous mettez au lit : le matelas intuitif détecte une tension lombaire, entreprend un massage approprié qui favorise peu à peu votre assoupissement. Le système de gestion automatisé de l'habitat recoit l'information de votre endormissement, lance le procédé de purification nocturne de l'air, vous souhaite d'une voix tamisée ou subliminale : « Que cette nuit vous soit douce et vous apporte un repos salutaire ».

     

     

     

    Nous passons environ "5h07 minutes par jour devant les écrans, contre 3h10 il y a dix ans, soit deux heures de plus". Écrans participant de cette immense toile planétaire qui nous enserre. Continuum des objets liés à l'informatique et l'électronique. Tous ces aussi intelligents qu'addictifs ne pourrait l'être sans un outil cardinal : l’algorithme*. Grace à lui les objets nous connaissent et nous approchent, favorisant notre souverain bien.

    Un bien pas forcément défini par nous, suivant Eric Sadin, philosophe, et son opus sur le sujet, paru en 2015.

     

     

    Continuum, c'est le mot. Sadin montre avec profondeur combien ces objets inertes, au sens où ils n'ont pas de raison propre (pour le moment) agissent de manière soigneusement inter-connectée pour récupérer de gigantesques masses de données sur nos habitudes, nos désirs, nos liens, nos inclinations culturelles, politiques, affectives et nos vice cachés, afin qu'ils soient observés, ordonnés et utilisés par le Marché pour nous vendre produits et services adaptés, instantanément, toujours et partout.

    Aux fins de renseignement (NSA) aussi, mais l'auteur met plutôt l'accent sur l'utilisation commerciale à laquelle tout un chacun, innocent ou criminel, souscrit nolens volens aujourd'hui à chaque minute de son existence.

     

     

     

    Cet espèce d'impératif catégorique, qui nous mène de plus en plus à l'addiction, n'a rien de moral, mais il possède une généalogie, des étapes et des nécessités identifiables.

     

    Cette machinerie informatique opère sur l'ensemble des aspects de la vie qu'elle envahit dans l'espace du travail comme de la vie privée, dans le social et le politique, le présent et l'avenir. Elle forme une espèce de totalité entrelacée avec nos vies d'une manière si massive et profonde qu'on ne peut que difficilement la mettre à distance, sinon s'y soustraire.

     

     

    Pour établir cette position quasiment ubiquitaire, elle dispose d'une puissance de jours en jours plus grande qui lui permet de récupérer l'ensemble du cours de nos existences, via des masses de capteurs divers, pour les redéfinir en normes informatiques avec focale sur l'individu ou sur une population suivant les desiderata des opérateurs. Tout cela, en temps réel et en laissant une place infinitésimale à l'impondérable qu'elle considère, ou plutôt ses maîtres, comme non-signifiant, et surtout impropre.

     

     

     

    Toute cette formidable captation aboutit à une re-définition, re-création des existences au prisme des modèles de captation et ordonnancement des données. Nous devenons des items associés à un ensemble de données qui incarnent notre activité et nos trajectoires existentielles, selon des normes informatiques. Lesquelles normes sont générées par des modèles mathématiques aussi sophistiqués qu'incapables de saisir la nature duelle de nos êtres – sensibilité/rationalité – et l'enterre donc sous une raison dominatrice qui se doit d'ignorer le flou, l'incertain, le contradictoire. Sous l’œil de cette techno-science nous renaissons à une vie régulée, réglée dans les canaux hyper-structurés de la quantification absolue et absolutiste.

     

     

    Cette nouvelle représentation de l'humain, comme du citoyen, définit de nouvelles normes d'existence. Une existence sous permanente observation via l'infinité de traces fortuites ou délibérées que nous laissons sur les réseaux, au travers des appareils domestiques et dans nos échanges et déambulations individuelles, collectives dans les rues de cités de plus en plus équipées de moyens d'observation et de gestion du flot urbain. Une gestion qui se dissimule ou prend les atours séduisants du consumérisme et de l'exposition nombriliste, pour nous former à cette nouvelle version de nous-mêmes, calibrée pour correspondre à ce que l'ensemble des données traitées préconise, de manière ludique, via les réseaux ou autre élément séducteur, si par hasard nous n'avions pas encore endossé notre avatar 2.0, 5.0, 10.0...

     

    Ainsi s'affirme sans cesse un processus techno-commercial de contrôle, de sublimation/substitution, rendue désirable, incontournable, de notre erratique liberté individuelle, par une norme universelle. Cette capacité à redéfinir nos conditions d'existence dans un cadre algorithmique, Eric Sadin le nomme le techno-pouvoir.

     

     

     

    On le voit, le techno-pouvoir pose question, inquiète, alerte quant à nos capacités à demeurer humains singuliers, fluides et imprévisibles, fatalement conscient de notre irréductible altérité, comme de notre grégarité.

     

     

     

    Question centrale : l'indépendance. Sadin, aux chapitres des solutions pose, en philosophe, la mise en place de réflexions et de digues dans les domaines cruciaux où le bulldozer algorithmique menace des individus essentiels aux libertés fondamentales, comme les lanceurs d'alertes.

     

    Pour avoir défini avec rigueur et talent les structures, les moyens et les fins que recherchent le nouveau pouvoir, il ne me semble pas avancer des solutions à la hauteur de ce changement de société en cours. Peut-être ne le veut-il pas.

     

     

     

    A regarder les gilets jaunes et leurs revendications face au fluide, fulgurant et fatal débordement numérique, on perçoit le caractère faible, presque obsolète de ce mouvement de révolte. Il se situe encore dans le droit fil de la liberté citoyenne avançant en miroir de représentants, dramatiquement absents ou sourds, d'une politique appuyée sur des valeurs et des dynamiques fondamentalement cadrées par la souffrance, la peine du plus grand nombre. Bref, les Gilets Jaunes sont encore dans le modèle de gestion collective conflictuelle qui est le notre depuis quelques siècles. Tout à leur honneur. Les politiques qu'ils hèlent en vain, sont déjà perdus, vaincus, dissous dans le Marché, sa normalisation et la corruption massive qui le parfume.

     

     

     

    Mais les gilets jaunes et autres révoltés de bon droit, ont, comme nous tous, les yeux rivés aux écrans. Ils adhèrent, comme nous, (servitude volontaire) aux modèles que la dominatrice intelligence numérique leur (imp)p(r)opose, foncent à pieds joints dans le tunnel qu'elle désigne.

     

    Leur révolte est en trompe-l’œil, face à la révolution masquée qui subvertit nos consciences, nous transforme en gestionnaires de nos existence pour une vie dont les contours ne sont pas définis par nous. Qui peut penser un instant qu'il n'y a pas de normes algorithmiques dans les réponses qu'ils pourraient obtenir le jour où les Assemblées des Élus et leur chef Élyséen sortiront de la riposte violente et de la fin de non-recevoir ? Qui peut penser que la gestion des existences révoltées ne passe pas par les mêmes filtres qui vicient, orientent leurs perceptions et leurs choix alors qu'ils sont les premiers clients du techno-pouvoir à toute heure du jour et de la nuit ?...

     

     

     

     

     

    Comme nous n'arrêterons pas le changement climatique, même si nos réduisons notre utilisation des énergies fossiles de 40% tout de suite, nous ne stopperons pas l'influence, le cadrage conscient et inconscient qu'ont déjà donné les structures et les outils de mises en équations de nos vies.

     

    Nous sommes juges et parties. Il est urgent de reprendre conscience critique des événements, des structures et des dynamiques qui nous influencent. Condition nécessaire pour qu'un agrégat d'individus devienne un collectif de citoyens, d'humains responsables. L'autonomie ne se décrète pas, elle s'éveille à travers et contre les filtres qu'on lui oppose. Nous sommes face à un ennemi sans visage qui campe souvent en nous-mêmes.

     

    Les algorithmes, le contrôle élargi de l'ensemble des comportements, les prévisions, prédictions visant à élargir notre adhésion/soumission au fonctionnement planétaire d'une machine dont nous percevons qu'elle nous conduit à la faillite, nous commençons à le ressentir, sinon à l'intégrer. Comme nous intégrons la présence permanente de traceurs sur nos pages électroniques, l'offre systématique de produits, les liens pubs, les agitations artificielles autour d' « amis » que bien souvent on nous propose. L'exemple FB n'est que le plus net.

     

    De même, nous sommes engagés, habitués, résignés à voir nos factures d'énergies porter sur des projections qui ne sont que les calculs d'algorithmes prédictifs. Nous sommes contents de recevoir des prévisions de consommation, et donc d'achat, des paramétrages de notre santé, des décisions de justice conçues par des chaînes longues de jurisprudence que des algorithmes ont présentées, organisées pour les juges, des modalisations de prêts, des conditions standardisées pour acquérir un appartement, une maison...Nous nous insérons sans y penser dans le processus de standardisation/simulation général. Nous faisons le nécessaire pour être cet individu statistiquement conforme aux paramètres définis, un être efficace au regard de normes qui nous re-présentent mais ne nous incarnent nullement, avec notre part essentielle d'indécision, d'imprévisibilité, d'accidentel et de mortel.

     

    Nous sommes devenus les virtualités conformes que les algorithmes, c'est-à-dire la forme la plus sophistiquée de la raison opposée au sauvage, garantissant la pénétration extérieure et intérieure de la civilisation mercato-sécuritaire et sauver l'humanité d'elle-même.

     

     

     

    Lutter contre entropie, reprendre vie, reprendre nos vies, cesser d'exister dans les couloirs balisés de la virtualité négatrice, suppose que nous en sommes capables, que nous allons pratiquer un reset généralisé de nous-mêmes, une ré-définition de nous comme êtres singuliers et sociaux.

     

    Car les artisans et maîtres du remplacement de la vie par la simulation sont engagés dans un processus permanent qui se déploie suivant un ordre cardinal qu'ils ne peuvent outrepasser : générer du profit. Lequel est la perte assurée de toute l'humanité.

     

     

     

    Comme le proclame Eric Sadin, parler des algorithmes, de leur impact, de leur nocivité et des moyens matériels de les limiter est nécessaire. Mais pas suffisant.

     

     

     

    Combien de personnes dans le monde capables de produire une analyse cohérente sur le nombre, la nature et l'action des algorithmes ? Très peu.

    Les comités éthiques, la transparence sur les structures et modalités d'action n’appuieront pas assez là ou ça ferait vraiment mal au techno-pouvoir. Et même si, les gens ne prendront pas le temps, n'auront pas l'énergie pour paramétrer, si on leur en donne le droit, les algorithmes. Ils n'en seront, de toute façon, pas capables, sauf si on oblige les marchands à présenter les choses de manière claire et concise, aux antipodes des CGU. Pas demain la veille.

     

     

    Et toute cette bonne volonté dopée à la morale oublie sans cesse le cheval de Troie. L'algorithme est déjà dans nos têtes. Sadin lui-même l'a brillamment fait comprendre, mais il a dû oublier ses réflexions en cours de route.

     

    Qui veut réellement supprimer tout ce que permettent les algorithmes ? Qui résiste aux injonctions de consommation prévisionnelle d'énergie et va consulter chaque deux mois les compteurs ? Qui veut une justice personnalisée, quitte à bénéficier d'une jurisprudence aléatoire ? Qui veut naviguer comme un escargot intraçable, mais si lent, grâce à ses protections si impénétrables ? Qui veut se couper des offres commerciales ciblées, des propositions de contacts recommandées, de la visibilité maximale sur les réseaux ? Qui veut réfléchir à sa vie privée alors qu'il ne cherche bien souvent qu'à s'exposer aux maximum sur sa page, pour augmenter le nombre de ceux qui cherchent à percer ses tréfonds ?

     

     

    Dernière chose, et non des moindre. Bloquer ou supprimer des algorithmes c'est s'attaquer au fondement du commerce actuel qui repose sur la variabilité maximale des offres, la rapidité de réaction des marchands, le ciblage toujours plus affiné des clients. S'attaquer aux algorithmes, c'est supprimer le moteur de l'activité marchande, barrer la route à ses prévisionnels, briser la logique commerciale, contrarier la nature profonde des multinationales dont tout le travail, le projet est toujours d’industrialiser la rapacité - elles emploient, aujourd'hui, des algorithmes œuvrant en-dessous de la nanoseconde (milliardième de seconde)-, abattre les profits, le Profit – le Libre-Echange, comme disait Georges W. Bush, in fine.

     

    * (déf. Wikipedia) Gérard Berry (1948-), chercheur en science informatique en donne la définition grand public suivante :

    « Un algorithme, c’est tout simplement une façon de décrire dans ses moindres détails comment procéder pour faire quelque chose. Il se trouve que beaucoup d’actions mécaniques, toutes probablement, se prêtent bien à une telle décortication. Le but est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par une machine numérique (ordinateur…). On ne travaille donc qu’avec un reflet numérique du système réel avec qui l’algorithme interagit. »

     

     


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