• Kasia

    Kasia, une jeunesse polonaise en fuite, se retrouve à errer dans les rues de Sète...

     

    Kasia

     

    Kasiaar elle est encore là-haut, à tenter de parler avec ces deux hommes, l'instant d'avant, avant que le cri ne lui perce les oreilles. Posés tous les trois sur l'herbe du terre-plein, au pied d'une pile du pont Virla.

     

    Tout est solide, là-haut. Solide le sol et le pont, et ces deux qui la pressent. L'eau, non, l'eau la fuit, l'eau retorse la glace en même temps. Son corps devient lourd et son esprit se débat. Que fait-elle là ?! Elle s'enfonce, l'eau avec elle. Si sombre, cette onde marine, où est la surface, mon dieu, voilà qu'elle étouffe. Quelque chose d'un peu dur sous son pied. Elle est remontée sans savoir comment. Elle se bat mollement à la surface. Vainement elle s'agite, toujours vainement comme avant, comme toujours. Laisser aller, à quoi bon, laisser se tarir ces mouvements stupides, laisser couler ce survêtement qui colle, pèse des tonnes. Des choses viennent ramper sur elle. Laissez-moi pleurer, dormir, laissez-moi aller n'importe où, là où il n'y aura pas eu ces deux durs aux yeux de pierre, ces deux monstres à voix, à crocs, vilaines pattes qui s'abattent. Quelque chose l'empêche de couler, la tire, les deux fous encore, pitié ! Elle se recule, mais une voix, à son oreille, qui ne crie pas. Elle écoute, presque malgré elle, se laisse faire.

     

     

     

    On la tire comme à l'envers d'elle-même, comme s'il fallait sortir de cette coque recroquevillée où elle venait se lover. Le soleil revient sur la peau de son visage, les mains l'entraînent encore, une voix essoufflée parle, en français et elle ne comprend pas, ou si peu. La peur revient. Mais ses pieds raclent le fond. On la tire toujours. Alors, elle est sortie, alors elle est sauvée. Son esprit aspire un immense soulagement, son corps plisse sous le froid. On lui demande quelque chose, elle hoche la tête. Oui, elle dit oui à cet homme un peu chauve et l'autre plus jeune. Ils sourient, ils sont mouillés. Ils veulent l'amener. Elle ne veut pas aller. Pas aller nulle part. Elle dit merci et sourit et au-revoir. Ils ont compris son français si pataud. Ils parlent encore, elle ne dit que « oui ». Les sourcils froncent sur ces visages attentifs. Elle recule. Ils finissent par s'en aller. Avec peine elle se lève, presse son survêtement un peu partout. Expulser l'eau. Tous les curieux ont aussi disparu. Elle marche, elle reprend vie. Longe brièvement le quai côté Carrefour market, là où elle achète ces bières qui lui gonflent le ventre, ce gros ventre qu'ils moquaient, et repasse le pont, prend la rue de Longuyon.

     

     

     

    L'air était presque chaud quand il l'a rencontrée. Il avait pris un léger coup de soleil à la réunion à ciel ouvert, en face du Théâtre, sur les terrains de boules le long de l'avenue Victor Hugo. Avec les autres il avait écouté une déléguée nationale. Elle déroulait avec conviction, même s'il y avait peu de monde. Meeting improvisé de fin de campagne électorale. Tout le monde était sur les genoux, aussi bien les organisateurs que la piétaille bénévole dont il faisait parti. Ils avaient clôturé cette séquence de motivation ultime par l'apéro. Tous les habitués de la campagne étaient là. La veille, le candidat à la présidence avait laissé entendre qu'il serait au deuxième tour des présidentielles.

     

    Bon dieu, il n'aurait pas cru replonger dans le militantisme. Instinct grégaire, sans doute. L'ennui, peut-être. Comme si la vie pouvait être relancée par une nouvelle adhésion, une nouvelle ferveur. Et voilà, il refaisait à nouveau le parcours. Comme dix ans, comme vingt ans plus tôt avec d'autres, ailleurs.

     

     

     

    Il y avait Julien, André, et Émilie. Il y avait aussi Daphné et Marie-Laure, ainsi que Lulu, monsieur Loyal. Grâce à lui, les choses et les gens défiaient les lois de l'équilibre. Et la vidéo ne plantait pas, la sono fonctionnait, le covoiturage était assuré. Il spécula, grinça, plaisanta avec l'un, avec l'autre. A travers la poussière et le mauvais vin, il cherchait un gri-gri, une raison évidente pour que tous ça ne s'interrompe pas brutalement sur un comptage de voix, pour que ces gens autour de lui ne s'éloignent pas, le laissant à lui-même sur une grève où sa volonté et ses rêves n'auraient plus qu'à errer encore, soleil ou pas, cherchant ce qu'il y avait à trouver, ce que pouvait espérer encore un homme de soixante ans orphelin, mais de quoi exactement ? Comme si la politique n'était pas exactement le mot. Mais quel mot pouvait coller ensemble ces sensations qui luisent en présence de tous pour s'évanouir le plus souvent dans les profondeurs marécageuses de l'individu, comme se dissout la douceur de l'air quand l'été a fini de jouer ?

     

     

     

    Dix-neuf heures trente. Il rentrait pesamment en suivant la rue de Longuyon. Une silhouette un peu flageolante vint vers lui. Sa vue n'était plus ce qu'elle était. Il réalisa quand elle fut presque à sa hauteur que c'était une femme. Jeune, les épaules plutôt larges, un peu enrobée dans son survêtement sombre. Un tout petit peu plus grande que lui. Il s’apprêtait à l'éviter, mais elle s'arrêta. Méfiance, on ne s'aborde plus sans redouter vaguement quelque chose quand les corps, quand les yeux se frôlent. Il avait soixante, elle peut-être vingt-cinq, voire moins, ou peut-être plus. Tout le monde semblait jeune aujourd'hui. Elle s'arrêta, le regarda. Ses yeux aussi sombres que ses cheveux. se plissaient, plus égarés qu’agressifs.

     

     

     

    L'homme mur et la jeune femme se jaugèrent. Passé l'infime seconde de gêne, il sourit. Elle lui rendit son sourire. Ses deux puits sombres se posaient puis fuyaient. Sa main droite tenait une canette, de bière apparemment. Elle leva l'autre main. Réclama dans un français concassé par un accent si fort qu'il ne comprit pas immédiatement. Ah oui, du feu.

     

    Il avait toujours été sensible aux intonations locales ou étrangères, pour avoir traversé de longues années dans des régions dites sans accent, où la majorité ne se privait pas de faire remarquer aux autres combien ils étaient affublés d'un accent. Il sortit son briquet. Elle tendit la main, une main rougeâtre qui tremblait. Dans le mouvement, elle tituba un peu. Un peu saoule, oui. D'une fête inconnue, d'une réunion de gens, elle aussi. Il eut envie de parler. Quoi, un homme pas si vieux peut bien parler à une jeune femme sans que ce soit ridicule, non ? Vous pouvez garder le briquet, j'en ai d'autres chez moi. Elle pencha la tête, pas sûre de ce qu'elle entendait. Il tendit le briquet, elle leva une main pour le repousser, finit par le prendre. Sa bouche sourit, les yeux venaient flirter avec les larmes. Changement soudain, mauvais coup dans le tissu fragile des façades. Il hocha la tête. Il aurait dû sans aller sans plus attendre, contourner ce moment de faiblesse. S'empêcher de prendre ça avec lui, de faire son vieux con qui cherche à rendre service. Il s'entendit parler. « Vous avez un accent d'où ? ».

     

     

     

    Elle dit « Polska », ou quelque chose d'approchant. D'un mouvement bref de la main elle écarta tout de suite le sujet. La bière gicla, elle jura. Et renifla et se frotta les yeux. Son visage très pâle, déjà un peu marbré de plaques rougissantes se fissura. Zut, voilà qu'elle pleurait. Il sortit un mouchoir. Elle baissa la tête et fit de gros bruits en se mouchant, comme les enfants.

     

    Elle n'était pas si loin de l'enfance, Kasia. A peine détachée, à vingt-cinq ans. Bien loin de sa Pologne. Coup de tête, décision politique ? Un peu des deux sans doute, pas assez de mots pour l'expliquer, de toute façon. Elle secouait la tête, énervée par cette langue étrangère qui se défilait de plus en plus. Il lui toucha le bras pour l'apaiser. Sentit la manche glacée, lui fit remarquer. Les pleurs revinrent. Il palpa du bout des doigts le devant du survêtement à plusieurs endroits. Mouillée de partout. La pauvre petite ne devait pas avoir chaud dans le vent marin qui soufflait sans cesse. Forte, quand même, le front buté, elle répétait sans arrêt un mot qui devait emprunter autant au polonais qu'au français, mais qu'il n'avait pas de peine à comprendre. Le canal. Elle ajoutait « Plof », geste à l'appui. Quand il demanda des précisions, elle se détourna ou mima à coups de gestes brusques.

     

    Ils étaient deux qui l'avaient poussée, ou balancée carrément, impossible à dire. Il fallait qu'elle se réchauffe et vite. L'emmener à l'appartement. Oui, l'amener. Sauf qu'après tout, il ne la connaissait pas. Elle était n'était pas trop mal, pas trop mal en point, jeune et encore solide. Elle le fixait, les yeux vides. Dans sa tête, comme dans sa bouche repassaient les mots, les sales gestes, l'agression revenaient en ritournelle. Fallait-il être débile pour faire ça ! Elle avait probablement bavardé en toute confiance, échangé comme avec lui quelques mots, et puis quelques mains s'étaient baladées, un peu trop près, un peu trop. Elle avait résisté, le ton était monté. Ils l'avaient poussé.

     

    Ils se regardaient, chacun tirant sur sa cigarette. Elle inclina la tête sur le côté et demanda. « Comment toi appeler ? ». « Gérard ». Comme s'il avait livré un inavouable secret, elle hocha la tête lentement. Il lui tapota le bras, ne sachant plus que dire. Rentrer et la paix, voilà ce qu'il voulait. Mais elle, la malheureuse, l'étrangère, la victime ? Le monde était une saleté impossible à maîtriser. « Bon courage », ou quelque imbécillité dans le genre. Et voilà, elle était partie. « Squat », elle avait dit. Au moins, un toit sur elle.

     

     

     

    Bien sûr, il ne savait pas trop quoi faire, le vieux. Elle le sentait, elle aurait pu insister. Elle aurait mangé, et dormi, dormi au chaud. Enfin, vieux mais pas tant que ça, au fond. Tout ça était derrière, maintenant, tout s'enfuyait à toute vitesse. A nouveau elle ne retenait rien dans ses mains, à peine le souvenir de personnes croisées, de lieux entre-aperçus, qu'il fallait partir, toujours plus loin. Ici, un squat. Quinze jours déjà qu'elle y dormait et mangeait parfois. Avec le couteau. On ne savait pas qui viendrait, surtout la nuit. Le jour aussi. Pas assez de méfiance, au pont. Trop de soleil, de bière après la manche.

     

    La pièce sentait le renfermé, le froid pénétrait. Le printemps était là, mais les nuits restaient fraîches. Une boite de thon et le reste de la canette avalés, elle s'était enfouie dans son duvet. Une autre fille, une syrienne, dormait pas loin. Le sommeil ignorait Kasia. Les visages des deux et le choc de la claque, en boucle, les mains, les sales mains, et le monde qui basculait. L'eau, le saisissement. Les hommes, mon dieu ! Juste une couche de vernis sur ces bêtes, sur cette jungle.

     

    Elle revit sa mère, et ses vêtements de paysanne, toujours les mêmes. Sa mère épuisée, plantée à jamais dans son gros village. Assurée juste de servir longtemps des voyageurs dans l'usine à bouffe au bord de l'autoroute qui longeait les fermes. Son visage creusé, ses yeux ailleurs et ses mots, toujours les mêmes. « Kasia arrête de tout critiquer, c'est toi qui pliera, pas le monde ».

     

     

     

    Putain de squat. Voilà où le monde l'avait plaquée. Premier round perdu pour la fuyarde, la stoppeuse. La fugueuse jamais rentrée devait payer. Mais quoi, à la fin ?! Payer l'envie de vivre, l'envie de ne pas pourrir sur pieds ?! Les deux types ne savaient rien, rien de la prison, et encore moins des ailes qui vous poussent, et qui font mal comme une rage de dents en poussant. Ces bêtes, tout leur était donné. A moins que le monde ne les ait pliés aussi. En tous cas, ces deux abrutis ignoraient tout de la véritable Kasia. A commencer par l'évidence qu'elle n'était pas une truie, pas une pute. Non, elle n'était pas rien ! Dire qu'ils venaient d'ailleurs, comme elle. Pliés. Ils voulaient tout oublier, ils crachaient sur Sète comme sur elle. Ils finiraient par se perdre dans leur propre vomi. Elle voyaient leurs crocs, leurs voix se dissoudre. Elle était bien plus réelle, bien plus forte, même si elle frissonnait encore. Elle les aiderait bien à comprendre qu'ils étaient perdus, tout petits, vraiment rien. Non, pas à comprendre, ils ne comprenaient rien sauf les coups, ces salauds ! Elle leur enfoncerait ça dans le corps avec son couteau, et là ils retiendraient la leçon de Kasia. Je m'appelle Kasia, et j'en suis fière, entendez-vous ?!

     

     

     

    Elle ne sent pas le froid, juste cette douleur dans le côté. Elle se plie en deux, se replie autour du mal. Elle ne sait plus rien, son esprit conscient a abdiqué sous le choc du couteau et la perte de repères. Machinalement sa jambe se tend, mais le fond n'est pas là. Kasia mène une danse perdue, la terre, le ciel où ? Mal, mon dieu. Un visage convulsé lui traverse l'esprit. Aussitôt oublié. Une envie de paix envahit son corps las. Ses poumons brûlent, elle aspire et l'eau vient aussitôt. Le choc est léger, à peine un embarras. Voilà, elle ne respire plus, son corps se débat au loin. Peut-être sur le terre-plein du pont Virla. Peut-être retourné chez lui, au village. Une immense tristesse bleue la recouvre. Enfin, la douleur du coup s'estompe. Tout est bleu, ce serait merveilleux si c'était réel, si apaisant qu'elle pourrait laisser aller, en finir avec les crocs, les crocs et la fuite.

     

     

     

    Il a acheté le Midi Libre, pour une fois. Il devrait y avoir quelques spéculations sur le barnum électoral. Il trouve ce qu'il cherche et continue à lire devant une bière. Le soleil commence à montrer ce dont il sera capable à plein temps dans quelques semaines. Il boit une gorgée, tourne les pages en jetant un œil aux premiers touristes qui passent, curieux et soucieux de ne pas se faire remarquer.

     

    Faits divers. Accidents, braquages, violences. Un noyé dans le canal retient son attention. Non, une noyée. Identité réduite à un prénom qu'il répète comme s'il avait du mal à lire, un prénom retrouvé sur l'étiquette de son haut de survêtement. On recherche toutes informations permettant de l'identifier. Il avale une nouvelle gorgée, l'estomac noué. Non, il ne va pas lire ça.

     

     

     

    Elle a été trouvée flottante dans très peu d'eau. Les habitants de l'onde avaient déjà commencé leur travail. Deux lignes et circulez, plus rien à voir. C'est pas leur ouvrage de remettre de la vie là où il n'y en a plus. C'est juste à lui de se rappeler les morceaux de cette jeunesse blessée qu'elle portait comme une robe de deuil. Comme s'il en avait le droit. Comme s'il ne l'avait pas laissé partir. Les crabes et autres affamés ont fait leur travail, suivi leur nature. On a tué, on a mangé, on a signalé et chacun s'en va de son côté. Bien sûr qu'elles ne pouvaient rien faire pour l'accueillir, toutes ces créatures qui l'ont vu en dernier, encore moins la nourrir, la sécher ou la réconforter dans les eaux glacées.

     

    La bière a un drôle de goût, il la finit quand même. Il a envie d'appeler le serveur mais sa voix va trembler. Il va se lever et partir vérifier si. Si quoi ? Si le trottoir est toujours plat, si la ville propose toujours les mêmes tunnels pour les mêmes rôdeurs, s'il peut marcher dans la rue pour aller quelque part. Mais où ? Il y a toujours ce putain de soleil qui n'oublie rien ni personne.

     

     

     


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