• C2J17 - chronique du 2ème confinement - jour 17

     

    Écrits au jour le jour s'échappant vers la fiction, dans l'espace-temps du reconfinement.

     

     

    C2J17 - chronique du 2ème confinement - jour 17

     

    Quand elle ne s'use pas les yeux sur ses aiguilles, Marlène regarde Netflix, La télé de papa, c'est pas son bonheur. Jeff adorait ça, mais il est mort. Elle a toute la place sur le canapé, toute son attention pour Netflix. Jeff squattait le canapé quatre-vingt dix pour cent de son temps de veille, et trafiquait sa moto les dix pour cent restants. Les trois premiers mois, ah oui, grande joie, attention et petits cadeaux. Le temps des sentiments, la fête des corps. Jusqu'à ce que le vilain boulet sorte du prince charmant.

     

    Elle l'a pas tué, elle a laissé faire le chocolat. Sur le canapé, il a pris trente kilos en quatre ans. Une sorte d'Elvis soufflé, toujours à râler. Le cœur qu'il n'avait plus a lâché. Le chagrin a été plutôt court, et même très court. La couture est un métier exigeant, une concentration sur la durée. Jeff comprenait pas ça. Comprenait pas grand-chose. Comprenait même pas que Marlène voulait être plus qu'une bonne couturière. Une créatrice, voilà ce qu'elle veut être, voilà ce qu'elle est.

    Netflix, bonjour. Bonjour Ali Baba, bonjour la caverne. Des films à la tonne, et des documentaires. C'est en visionnant un soir l'un de ces docs que Marlène a eu une idée. Idée à travailler, évidemment. Elle n'est pas la dernière pour ce qui est du travail. Et c'est quand même bien en rapport avec la nouveauté qui a débarqué dans la plupart des foyers de la planète. Ça peut marcher. Faut tenter, faut tester.

     

    Beaucoup de femmes, et mêmes des hommes prennent la vie masquée pour une opportunité. Netflix le lui a révélé, l'a révélée à elle-même. Elle sent le trésor à portée d'aiguilles. Des pionniers, des couturiers d'exceptions, un peu comme les tatoueurs qu'elle regardaient parfois quand Jeff était de sortie avec ces copains de moto, ont ouvert la voie. Ils ont essayé de lancer un life style autour du covid avec des trouvailles certaines. Un peu US, d'accord, mais quand même. Frappantes, avec un potentiel marchand évident.

    Fabriquez votre propre respirateur. Apprenez les 10 exercices pour doper vos poumons. L’ail est le meilleur stimulateur de vos défenses innées; comment le faire pousser sur le balcon en 10 minutes chrono. Aménagez un sas antiseptique dans votre appartement. Ne sortez plus sans le préservatif hydroalcoolisé – 100% anti-covid. Et tant d'autres idées merveilleuses. Ces visionnaires survivalistes l'ont inspirée, littéralement poussée à bâtir sa chance, sa destinée.

     

    Avant-première. Les deux copines, les fidèles qui ont traversé les marécages des années Jeff, sont posées sur le canapé, comme au spectacle. Marlène appuie sur la télécommande. Jingle, Impossible mission. Marlène sort de la cuisine et entre dans le salon. Elle a convoqué sa plus belle tenue, très classe, un rien sexy. Les copines applaudissent déjà. Les US peuvent se rhabiller.

    - Salut les filles, vous êtes avec moi ? Est-ce que vous êtes avec moa ?

    Les copines rigolent, se tapent dans les mains.

    - Marlène, Marlène !

    Marlène lève son bras, le fait tourner et le rabaisse brusquement, Le jingle s'arrête en même temps. Quel timing.

    - Attention, attention, innovation numéro un, le masque étanche.

    Et de montrer l'objet au public qui ouvre de grands yeux.

    - Tissu doublé, verni intérieur et extérieur. Forme réduite à l'essentiel, couvrir la bouche et le nez.

    Et le nez, répond l'écho.

    - Vous riez, misérables incrédules. Regardez bien sur les côtés, les ouïes.

    Le masque circule d'une copine à l'autre, scruté sur chaque fibre. Marlène le récupère.

    - L'air entre par ici, et uniquement par ici . Mis à part le design novateur du produit, c'est ça l'innovation, la petite différence qui fait d'un masque banal un instrument de son époque. Vous allez tout comprendre, écoutez bien. On est quasiment dans le futur, les filles.

    Les copines se regardent et posent leurs mains sur les genoux, cent pour cent prêtes pour la leçon. Marlène reprend.

    - L'air entrant est filtré à 99,8% m'a certifié le labo que j'ai missionné pour valider ce masque. Autonomie 8h30, après quoi il faut renouveler la pulvérisation. Vos petits yeux s'inquiétent, je le vois. Suivez bien.

    Marlène fait tournoyer le masque au bout de son index.

    « Ach, Lili Marlène », ose une des copines, d'origine allemande,  qui reçoit un soufflet du bout du masque. Marlène redresse la tête, l'inspiration crépite sur son menton.

    - Coups de génie successifs. Le liquide à pulvériser. 100 ml de solution hydroalcoolique maintiendra les ouïes safe 15 jours, à 3€ le flacon. 300€, la totale, masque et flacon. Le tissu du masque doit donc être fin, mais résistant. Au moins 15 jours. Vous imprimez, les filles..?

    Applaudissements, stand-up. L'avenir s'impatiente déjà, juste au fond du salon, derrière le canapé. Marlène voudrait pleurer mais le spectacle continue.

     

    - At-tention ! Deuxième innovation. Le masque mode.

    Télécommande. Trois notes de Ludwig van, stop. Dans la main de Marlène, la mode de demain.

    - Regardez bien, les filles. Ce masque-là va cartonner !...Notez les rayures, le dégradé sur les côtés, les couleurs toutes en contrastes, dans une franchise de tons pas si loin de l'art contemporain, du top, quoi. Ca ne vous rappelle rien... ?

    L'instant est grave, les copines regardent le masque et le plafond. Puis le plafond. Une des deux baisse la tête, l'air crépite, Marlène se retient de ne pas leur éclaircir la cervelle d'un bon coup de télécommande. Enfin, une des larves s'exprime dans une langue proche du français, mais pas trop.

    - Bugleur ?

    Décodeur. Toute l'énergie de Marlène fonce sur ces deux syllabes.

    - Mais oui, mais absolument, tout à fait. Yeeessssssssssss !!!!!!! Mugleur, c'est l'idée. Mugler, en français, hein, on va le dire comme ça.

    La copine rougit, affiche un sourire à peine teinté d'une peur résiduelle. La pédagogie, y a que ça de vrai, Marlène s'en voudrait presque.

     

    - Imaginez une seconde, là-haut, là où se décide l'avenir de la France, le choc qu'il va provoquer, ce masque. Il faudrait lui trouver un nom et un numéro. Je vais appeler l'INPI et le déposer dès demain. Présentation officielle au concours Lépine, dans quinze jours. J'ai déjà fait passer quelques mails à l’Élysée et au MEDEF. Peuvent pas passer à côté d'une création française majeure...Merci les filles, j'étais très seule dans cette période de création, mais vous étiez là, au bout du chemin.

    Vite, un grand bol d'air. L'air frais, la pureté des cimes dans quelques gramme d'oxygène, la vie est quand même magnifique. L'une des copines lève la main. Comme à l'école. Elle est tellement touchante.

    - Qu'est-ce que tu veux, ma belle ?

    - Je me demandais si t'avais fini l'ourlet...Tu sais pour ma robe bleue, tu sais bien.. ?


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