• C2J15 - chronique du 2ème confinement - jour 15

     

    Écrits au jour le jour sur une réalité s'échappant vers la fiction, dans l'espace-temps du reconfinement.

     

     

    C2J15 - chronique du 2ème reconfinement - jour 15

     

    Le prochain sera une prochaine. Le ministre pose ses yeux mi-clos sur son assistant. A quoi pense ce type le matin en s'habillant, à Tchernobyl.. ? Un jean baggy, toile à moitié usée. Bon, ça va avec le crâne tondu. Moitié skin, moitié religieux. Comment ce type est-il devenu assistant parlementaire, même avec un doctorat de gestion des collectivités territoriales ? Pourquoi l'ai-je ramené dans les bagages ?

     

     

    Lui revient la voix du père de l'assistant. « Je ne te le demande pas pour moi, mais pour toi. Mon fils a un look assez atypique, mais c'est une tête, il te sera vite indispensable ». Indispensable, oui. Indispensable de s'en débarrasser. En attendant, faisons avec.

     

    Le ministre se regarde dans la glace sur le dos du siège devant lui, rajuste sa chevelure, détend un tout petit peu la cravate. Rouge, la cravate, harmonie avec les yeux bleus et la chemise ocre. Ramène encore une fois ses cheveux au bon endroit, époussette quelques imaginaires pellicules. Parfait.

     

    Descend l'assistant, qui contourne le véhicule, va ouvrir la porte. Le ministre lui fait signe avant qu'il ne touche la poignée. L'assistant sort son masque mais n'ouvre pas. Nouveau signe, l'assistant revient côté conducteur et règle la course, en liquide. Le taxi recompte. Le ministre observe, un pied dans la voiture, un autre en plateau, on air, comme ils disent. Le taxi hoche la tête, visiblement satisfait. Si attachés à l'argent, tous ces gens. Vient d'où, celui-là, pakistanais, mongol, nigérien, on ne sait jamais vraiment. Et ils conduisent des voitures officielles, maintenant. Enfin, ils sont discrets. Sans doute contents, très contents. Difficile à dire, peu de mimiques faciales, peu d'expressivité. Les peaux sombres, non, mates, peaux mates.

     

     

    Le ministre fait signe à l'assistant. L'assistant remonte dans la voiture, le chauffeur attend, les yeux au sol, planté à côté de la portière conducteur.

     

    - Lionel, quelques notes à prendre. Nous avons une dizaine minutes avant que quelqu'un ne vienne.

     

    Il vérifie une dernière fois son portable. Nous recevons aujourd'hui le ministre, Monsieur le Ministre de la Gestion des zones Covid. Merci, merci, je n'ai aucun problème avec les populations non-blanches, mates, merde ! Notez, Lionel. Non, pas merde, vous êtes con, ou quoi ! Notez. Reprendre éléments de langage populations et réponse à l'opposition. Ah, premier élément, ça me vient, notez, on reprendra ça tout-à-l'heure avant le plateau. Les immigrés, terme neutre. De quelque génération qu'ils soient. Ce sont des êtres humains. C'est bon, ça. Il voit, il renifle presque le silence en plateau. Tout le monde écoute, même les ennemis. Monsieur Rafaël Gignot de la Teste, Ministre rattaché à la gestion Sanitaire des Territoires sous Covid. Ce sont des êtres humains, vous entendez. Nous ne laisserons personne sur le bord de la route. La gestion doit être au service de l'humanité, de toute l'humanité. Nous nous engageons, et je parle sous contrôle du Président de la République...Lionel, vous notez ?

     

    - Oui, Monsieur le Ministre.

     

     

    - Lionel, notez. Rappelez-moi la semaine prochaine de passer un coup de fil à l'Intérieur. Sujet : projet de loi sur les aides techniques à la presse. Conditionnalités nouvelles. L’État consacre ses moyens à ce qui est important. Contexte : Durandin me doit un renvoi d’ascenseur...Porqua, vous le connaissez ?

     

    - Porqua ? Non, ça ne me dit rien, Monsieur.

     

    Mais qu'est-ce qu'il a tripoter ses lunettes, va finir par péter les branches. Plus de lunettes, plus de Lionel, obligé. Même pas été fichu de mettre un pull seyant. Violet, non mais on n'a pas idée. Fait peut-être dans la secte, le garçon, faudra voir ça avec Durandin.

     

    - C'est le gars qui écrit des horreurs sur moi, sur nous, dans le Canard. Ce torchon aux mains de vieux cons. Vous allez me scanner l'existence de ce petit branleur de Porqua, avec votre collègue Jabot. Jabot, ça vous parle ?

     

    - Jabot, l'assistant de Duran...Monsieur Durandin ?

     

    - Voi-là. Vous le voyez, quand vous voulez. Assez rapidement. N'hésitez pas à utiliser la technologie, toute la technologie. Imsi-catcher et compagnie, on va le shooter, celui-là.

     

     

    Le ministre descend de voiture, passe devant le chauffeur qui baisse la tête. Quand même, un peu de respect, on les fait travailler, on les nourrit, on les soigne, même. Le ministre lève les yeux avant de pénétrer dans la tour. La façade luit comme un sapin de Noël sous le soleil, comme les projecteurs qui l'attendent.

     

    - Notez, Lionel. Formule. Briller dans tous les foyers, une République lumineuse.

     

    Ils n'attendent pas. Se présente aussitôt à eux une secrétaire de la direction du Service Politique, qui les conduit au chef. Une chef. Bureau métal, froid, vide, puissant. Toile de Wharol, mur de gauche, Grégoire de la Tour, mur de droite. Il a reconnu, content d'avoir reconnu. La directrice les fait asseoir. Pas de boisson, cigare ou autre. A l'essentiel. Allons-y, je vous écoute, madame. Carrée, concise, bien.

     

    Vingt minutes d'antenne, face à lui un PS et un FN. Il les connait. De petites brutes vieillies. Les valeurs, ragnagna, l'immigration tagada. Les casser, on va les casser. Le Covid renvoie déjà tout ça au passé. Nous devons faire face à une crise qui met en jeu le potentiel politique le plus puissant et le plus...

     

     

     

     

    La directrice est repartie. Ils attendent dans une salle, une pièce contigue au plateau. Un écran leur donne le live. La maquilleuse va bientôt arriver. L'assistant regarde le direct.

     

    - Lionel, vous êtes là ? Notez. Sujet : moyens face à mortalité Covid. Lieu : EPHAD. Réaction a chaud.

     

    Il se tait, fronce les sourcils, rajuste sa chevelure, desserre un poil la cravate. Lionel attend, les mains collées au clavier.

     

    Un souvenir traverse l'esprit du ministre. C'est le vrai bordel, les vieux. C'est fragile à cet âge. On est obligés d'optimiser la protection sanitaire en permanence. Après, en fin d'année faut quand même cracher du dividende à fond. Je te dis pas. Manolo, friqué, bagout, niaque. Un peu trop de bagout. Relation à garder. L'avenir s'écrit en réseaux.

     

     

     

    - Lionel, notez...Non, rien. Qu'est-ce qu'on a sur Odriana ?

     

    - Odriana ?

     

    - Odriana, la présentatrice, bon dieu ! Vous êtes sur quelle planète..? Je ne voudrais pas vous rappeler que votre siège a quelque chose à voir avec l'aviation. Oui, mon petit, l'aviation. Pas la peine de rouler les yeux. Votre siège est éjectable, je me fais bien comprendre ?

     

    Il a haussé la voix sur les derniers mots. L'assistant s'enfonce dans son pull, hoche la tête, exactement comme le taxi. Ça va, la voix tient, on va pilonner, en plateau.

     

     


    L'assistant lève le doigt. Le ministre lève le menton.

     

    - Je...Je crois que je n'ai pas grand-chose. En termes de visibilité, elle est au sommet, mais par rapport à...

     

    - On s'en fiche de sa petite lumière nationale. Le pedigree, c'est quoi ?

     

    Les doigts bougent très vite sur le clavier. S'il faut, il s'est même pas lavé, ce matin. Et ça voudrait, comme tous d'ailleurs, me remplacer un jour.

     

    Les yeux vissés à l'écran, l'assistant livre sa pêche entre Google et sites semi-officiels de Renseignement, Intranet sécuritaire du pouvoir, surveillé comme Seveso, sous mots de passe cryptés, bientôt empreinte vocale et rétinienne. 

     

    - 35 ans, pas d'affiliation ni d'activités politiques connues. Marié à Declert Lucas, entrepreneur en bâtiment, 38 ans, plutôt centriste de droite, ouvert. Une fille d'un premier mariage. Aurait tendance à fréquenter un bar avec une salle en sous-sol où...

     

    Entre la maquilleuse qui salue, fait signe au ministre avant d'annoncer à Lionel qu'elle en a pour quinze minutes. Lionel ne commente pas. La maquilleuse fait passer le ministre devant elle, dans la pièce adjacente, dont elle laisse la porte ouverte. Elle est de retour quinze minutes plus tard, salue Lionel et le ministre avant de repartir.

     

    - Combien de temps ? Dix minutes. Dix minutes, ça va. Lionel... ?

     

    - Oui, monsieur.

     

    - Bon, on s'en contrefout des histoires de cul. Vous allez passer un coup de fil à cet entrepreneur. Sujet : irrégularités constatées dans l'attribution de marchés publics, en étude à la mairie de Saint-Ouen. C'est bien à Saint-Ouen qu'il est basé, le maçon ?

     

    - Oui, Monsieur.

     

    - Bien entendu, vous le prévenez parce que nous nous inquiétons de cette histoire. Vu qu'on est à la télé et que le sujet peut venir sur la table, on ne sait jamais...

     

    - Monsieur, si je peux me permettre, on ne s'est pas...Inquiété, on n'a jamais eu affaire à...Et ça n'existe pas vraiment, non, l'affaire des...

     

    - Lionel, vous jouez au billard ?

     

    - Non, je suis plutôt jeux...Jeux vidéo.

     

    - Ok, mais essayez le billard, vous verrez...Commencez pas à faire dans votre slip, je vous explique. Lui n'a que peu d'intérêt. C'est ce qu'il va faire qui a toute mon attention. Dès que vous aurez appelé, il va lui-même passer un coup de fil. A qui, à votre avis ?

     

    - A la mairie, à la Préfecture... Non, aux impôts !...

     

    - Et non. Il va appeler sa femme.

     

    - La présentatrice de...avec vous.

     

    - Oui, avec moi, puisqu'elle me reçoit. Elle va réaliser que c'est moi qu'elle reçoit. Vous comprenez, Lionel.

     

    - Ah oui, le billard. C'est remarquable, Monsieur le Ministre.

     

    - Il vous reste sept minutes pour appeler, Lionel.

     


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