Quelques commentaires pour tenter de vous rallier à ce polar qui n'en est pas un. David Peace, avec Rouge ou mort, ce n'est pas du roman, ce n'est pas un essai non plus. C'est un style. Un style qui nous parle de nous ce que serions si nous étions Bill Shankly, manager du Liverpool Football Club entre 1960 et 1974. Ce que nous serions tous.

xtrait Rouge ou mort* :

L’après-midi, après leur déjeuner. Les dirigeants du Liverpool Football Club sont assis dans la salle de conférences, à Anfield. Les dirigeants du Liverpool Football Club attendent Bill Shankly. Les dirigeants du Liverpool Football Club entendent des pas dans le couloir. Des pas vifs, des pas pesants. Et puis on frappe à la porte de la salle de conférences. Vivement et avec force. Et Tom Williams dit, Entrez.
Bill Shankly ouvre la porte. Bill Shankly entre dans la salle. Le regard de Bill Shankly fait le tour de la salle. D’un dirigeant à l’autre. Et Bill Shankly attend.
Tom Williams dit, Asseyez-vous.
Bill Shankly s’assied à la longue table. Le regard de Bill Shankly parcourt la longue table pour voir tous les dirigeants du Liverpool Football Club.
Tom Williams sourit à Bill Shankly. Et Tom Williams demande, Alors, monsieur Shankly. Comment cela se passe-t-il ? Comment vous en sortez-vous ?
Voilà une semaine, maintenant, que je suis ici, dit Bill Shankly. Et pendant cette semaine, j’ai tenu ma langue mais j’ai gardé les yeux ouverts. Et franchement, messieurs, ce que j’ai vu ne m’a pas plu. Il y a beaucoup de choses qui ont besoin d’être changées, beaucoup de choses qui ont besoin d’être faites. Pour commencer par le plus important, ce terrain est dans un état lamentable. Il fait peine à voir. Il faut le nettoyer et le rénover. Tout d’abord, pour la pelouse, il faut un matériel d’arrosage digne de ce nom. Et puis il y a les toilettes. Les toilettes sont une véritable honte. Dans la plupart d’entre elles, la chasse d’eau ne fonctionne même pas. Et c’est pourquoi elles empestent !
Les dirigeants du Liverpool Football Club échangent des regards. Et l’un d’eux demande, De quelles toilettes parlez-vous ?

La répétition, d'abord. Elle détruit la chronologie, elle oblitère le récit. Bill Shankly, manager du Liverpool Football Club fait l'événement et la chronique. Nous sommes dans un récit mythique, disent les journalistes et les anthropologues. Non, nous sommes dans un récit à hauteur d'un homme qui voit le monde avec le filtre et l'obnubilation de sa conscience. Ainsi est trahi le registre universel de la narration centrée sur l'extérieur, regardant le personnage qui évolue dans cet extérieur comme si lui-même était l'extérieur. Une certaine forme de vérité. Limitée, Bill Shankly est une réflexion et des convictions, mais ses motivations inconscientes nous échappent, comme elles échappent à l’Étranger de Camus.

Ensuite, la répétition. Identification. Nous sommes obligés de suivre Bill Shankly. Bill nous interpelle, Bill nous parle, Bill nous regarde sans cesse. Nous le regardons, nous l'écoutons. Nous sommes dans son univers et il n'y a pas d'autre alternative que de le suivre, que d'adhérer à cet homme. Gros plan permanent sur Bill Shankly, gros plan de précision, non pas de dissection. Nous ne marchons plus jamais seul, nous sommes avec Bill, toujours. Nous sommes Bill. Nous parlons Bill, nous vivons Liverpool FC, nous vivons Liverpool, nous saluons le Kop, nous saluons la ville, nous saluons le courage de ces supporters, de cette équipe qui vient par dizaines de milliers chaque dimanche, multitude rouge comme un seul homme. Nous sommes Bill, nous sommes tous les autres, nous sommes tous ensemble, ensemble.

Encore. Solitude. Existe-t-il un Bill Shankly ? A t-il jamais existé ? Bill Shankly a fait marcher le Liverpool FC sur l'eau. Si c'est un homme, alors il est seul, dans le vertige de sa conscience de working class hero, si solidaire, si solitaire. A faire trembler le sol de notre conscience de sa présence immense, unique.

Toujours. Histoire. L'histoire de Bill Shankly est évidemment une histoire tragique et la beauté est celle du combat perdu mais mené, ô combien mené. L'Histoire elle, est là, au-dessus, au-dessous. Bill la perçoit, Bill l'affronte. Il fait l'Histoire du football. Obstinément, il vit pour Liverpool FC et l'Histoire du football anglais en sera changée. Ses titres ce sont ceux du club, sa gloire c'est le jeu, les joueurs, les supporters. Pas de quoi tutoyer les rois et les reines. Justement cette vie contre, elle fait creux dans l'Histoire et nous voyons et nous fonçons de le creux. Le creux qui finit par gagner pour tous nous engloutir. Séparés les supporters, séparés les joueurs, séparés les entraineurs. Séparés le monde. Bill, où es-tu ? Bill ?...

*Rouge ou mort David Peace Ed. Payot-Rivages 2014
Titre original : Red or Dead (Faber and Faber, London)