• Habiter enfin le monde au travers de l'info médiatique ?

     

    Sur la configuration binaire du monde orchestrée par les JT et la presse qui a repris de plus en plus leur constructions simples, leurs formules-chocs, et leur info éclatée, en permanence dépassée.

     

     

    Habiter le monde au travers de l'info médiatique ?

     

    L’homme se comporte comme s’il était le créateur et le maître du langage, alors que c’est celui-ci qui le régente

    Martin Heidegger

     

     

     

    Habiter le monde au travers de l'info médiatique ?l y a sans doute à s'interroger sur la représentation du monde que livrent les médias, au-delà, peut-être en-deçà de l'actualité. Quelle carte mentale me suis-je construit à partir des médias sur la plupart des pays du monde ? Ces pays sont-ils définis, singuliers, uniques comme peut-être l'être mon propre pays ? Ou y a-t-il des catégories de proches et de lointains, dans l'impensé médiatique articulant les images et les discours des présentateurs d'infos ?

     

     

     

     

     

    Prenons, par exemple, l'Irak.

     

    Je ne pense pas à l'Irak comme un pays avec des coutumes, des cultures, un territoire singulier, des paysages divers, une météo propre, des monuments, une diversité de pratiques, de langues, et des visages, des corps divers, mais comme une zone de guerre. Un ensemble aux contours imprécis, un espace informe saturé de fumées, d'explosions, de formes qui fuient, hurlent, invectivent. Ou lèvent un fusil, un bazooka, une mitraillette. Une sorte de lieu limbique où règne le feu, un chaos mal défini, la douleur, la misère, une sorte de violence endémique, brute et imprévisible. Et par-dessus tout une hostilité croissante dont la cible imprécise n'est pas loin de moi. Dans ce territoire et de ceux qui l'habitent, je vois une errance sans fin dans le désordre général de l'espace qu'ils occupent. Lequel désordre appelle l'ordre, la restauration, qui ne viendra pas. Mais devrait venir.

     

     

     

    Même constat, même ressenti pour toutes ces terres que je situe à peine, Moyen-Orient, Proche-Orient, Asie, toutes confondues dans une crainte de l'inconnu barbare dissimulés sous des emblèmes, symboles obscurs.

     

    L'ombre inquiétante qu'ils projettent fait contrepoint à l'Autriche ou l'Angleterre, le Japon ou le Canada. De vrais pays avec des gens qu'on voit régulièrement devant les caméras, s'exprimant au moins dix secondes sur un sujet, avec une pensée, une existence similaire à la mienne, ou leurs respectables représentants. Ils existent, donc, même si parfois on les découvre attristés, apeurés, toujours justement attristés et apeurés comme des vrais gens qui raisonnent et s'inquiètent dans des paysages que la violence ne défigure pas, car ils ont une culture que j'aperçois par ailleurs, quelques secondes ou même quelques minutes durant. Je les reconnais, ils ont une histoire, des vies maîtrisés, un certain niveau de langue et des aspirations comme nous, ou du moins raisonnables.

     

     

     

    L'impensé médiatique m'amène à penser binaire. La puissance de l'image et la brièveté des séquences, principalement au JT, me fait reconnaître quelque chose, quelqu'un, ou pas. Nous sommes quelque part ensemble, les anglais, les hollandais, les allemands, les américains du nord, ainsi que les canadiens et quelques autres peuples. Ils n'émergent pas dans une dominante de panique ou de chaos total autour d'eux. Ils ne sont pas brisés ni réduits, dans les quelques instants où ils traversent l'image du JT, ou durant les quelques minutes où l'essayiste, le journaliste les explique. Ils existent avec des règles, une espèce de présence évoluée de leur être, comme de leur société. C'est pour ça que la caméra, les micros, leurs demandent leurs avis et reviennent régulièrement vers leurs autorités. Ils ont une histoire, un avis sur le présent, un passé reconnaissable. Ce sont mes voisins, par la télé.

     

     

     

    Si je creuse un peu, je ne connais guère mieux Londres, où je ne suis jamais allé, que Bagdad ou Téhéran, mais je capte une sorte de respect dans l'approche de la capitale anglaise par les journalistes qui rappellent des références connues, en même temps qu'ils plantent le sujet du jour. La reine, Buckingam, la livre, Oxford, Cambridge, Margaret Thatcher, la City, voilà des références parlantes. Les correspondants de presse en Angleterre sont dans des bureaux ; les anglais ont une langue, des préoccupations qui sont, basiquement, proche des miennes.

     

    En quoi, vraiment ? Je ne saurais l'expliciter, mais je partage la reconnaissance que l'attitude et les mots du journaliste exprime quand il convoque un habitant, une personnalité, une star, où un analyste des pays qui sont « nous ». C'est une sorte d’espéranto en quelques mots, images, que la télé partage pour nous, avec nous. On est tous ensemble, grâce à elle. De là à se parler, à se comprendre vraiment, il y a évidemment du chemin. Mais les médias nous rapprochent, nous partageons les mêmes images sommaires, de joies, de difficultés, de craintes communes, d'un effort commun et digne de sociétés ordonnées, avancées.

     

     

     

    Avec « eux », les autres dont on sait si peu, rien de tout ça, ils sont perdus, rien n'est stable chez eux. Ils pourraient être apparus hier, ils n'ont pas d'histoire. Des bribes de terreur, de dictature, de cheminent obscur dans le primitif, loin de tout décollage vers la civilisation. Les chaines rappellent a minima, synthétisent du ton monocorde que prennent les animateurs lisant leurs prompteurs. On lance trois secondes d'ambiance, dans une rue d'une ville inconnue, d'un pays qui a un nom lointain – au fin fond de l'Amérique du Sud, aux confins de la Chine... - . Il sont traduits, les gens sont traduits, ils n'ont de voix que celle du traducteur, et leur langue est étrange, presque chuchoté, ou avec des accentuations incongrues. On peut parfois, dans un regard, lire une catastrophe plus horrible que la précédente, - c'est la plupart du temps des catastrophes qui leur donnent un semblant de présence – et leur trouver un air d'humanité. Ils sont si nombreux, des foules hagardes, solitaires. Derrière ces êtres c'est la jungle, ou pire des caricatures d'habitats, des cahutes, presque des cases. Ils n'habitent pas comme nous, d'ailleurs la télé se resserre sur le correspondant de presse, grave, presque gêné. On retient quelques secondes le nom de la ville, de la catastrophe, mais c'est là-bas, chez eux. On oublie.

     

     

     

    La plupart des régions, des pays du vaste monde sont inconnus, pour la télé, donc pour les téléspectateurs. Il existent le temps que nous soucions d'eux, parfois. Et on revient bien vite aux vrais pays, ces pays qui ont des soucis presque communs aux nôtres, et sans doute une histoire, des coutumes, des évolutions du langage, des espérances collectives, puisque nous avons enregistré, à force, les noms de quelques personnalités, lieux, ou dirigeants.

     

    La vie planétaire se fait, se joue avec « nous ». Nous, pays proches, c'est tout à fait normal, naturel, puisque les autres n'existent pas, ou si peu. Parmi les pays qui nous ressemblent comme les cartes postales de vacances se ressemblent toutes un peu, il y en a qui sont plus ressemblants. D'ailleurs, c'est plutôt nous qui leur ressemblons parfois. A tout propos, ils viennent dans les commentaires de la télévision. Ils sont longuement cités, au moins quelques minutes. On les dit « nos amis, partenaires », c'est donc qu'ils sont des « nous » plus importants. Parfois même, on sent bien qu'ils sont plus « nous » que nous, que nous devons être comme eux/nous.

     

     

     

    On pourrait dévider les dix, vingt, trente dernières années avec une longue chaîne d'images et de mots. Certaines chaînes plus forte que d'autres – Helmut Khol serrant la main de François Mitterrand ; le World Trade Center de New-York fumant et flambant après la percussion d'un avion de ligne piraté, etc - Cela suffit pour envelopper l'histoire mondiale qui est la nôtre, une suite d'instantanés géographiquement et chronologiquement dissociés, une série chronologique de lieux communs.

     

     

     

    Nous ne les habitons pas ces squelettes figés, non. Nous n'avons pas de chair à mettre dedans, car nous n'y sommes pas allés, même dans les pays de chez « nous ». Ou même si nous y sommes allés, nous y avons cherché et trouvé une figuration, une incarnation étendue d'images télévisuelles. Auxquelles sont associées, accolées d'autres images sorties de la presse, voire d'ouvrages de vulgarisation historiques, politiques, sociales, patrimoniales qui elles-mêmes empruntent dans leurs constructions et leurs ressorts émotifs, aux dichotomies courtes et pauvres du télévisuel.

     

    Ainsi nous traversons les pays, les gens, l'histoire et les mémoires d'ailleurs, en recherche d'instantanés n'approchant quasiment jamais la réalité de personnes, de pays autres. Ainsi, ailleurs, nous revenons à nous-mêmes, à notre universalisme de carte postale.

     

     

     

    Heureusement, nous retrouvons chaque notre communautés de pays relancé dans le poste, la presse, les échanges que nous entretenons entre « nous ». Réconfort s'appuyant sur l'exclusion d'  « eux », là-bas, presque inexistants et rétifs par nature à ce que nous sommes.

     

     

     

    Nous sentons pourtant que quelque effrité cette belle image de nous-mêmes. Comme un besoin de communauté élargie, devant des défis qui concernent le monde entier, et dont l'ombre même déjà nous effraie.

     

    Retrouver, trouver une passerelle, un fleuve commun pour initier une communauté, alors que l'image, la traduction simplifiée, falsifiée du réel en tient de plus en plus lieu, relève du défi.

     

    Les seules patentes rencontres de chair et de sang collectives incontestables, durables dans nos mémoires, sont à de très rares exceptions près, les guerres. Peut-être, finalement, au-delà des appétits économiques et géo-politiques, sont-elles de maladroites, maladives tentatives de l'humanité pour se rencontrer, enfin. Sommes-nous capables de passer par-dessus la vitre pour bâtir des coexistences d'entraide, de projet ? La réponse n'est sans doute pas dans notre ronron médiatique. Mais viendra un moment ou « nous » comme « eux » sentiront que le prix de la guerre est trop élevé. Il l'a toujours été, en termes de morts et de souffrances, mais aujourd'hui la Terre se rétrécit, l'humanité de même et l'avenir se dégonfle. L'espèce de caricature nationaliste médiatique fonctionne à vide, renvoie comme une lumière d'étoiles mortes. La plupart des gens ne semblent pas s'en apercevoir, surtout en période de Coupe du Monde de foot. Mais les audiences baissent chaque année un peu plus, on annonce la fin. Le Web pousse, certes, mais c'est la boite où défile, de plus en plus vite, de l'info raclée à l'os qui, finalement n'apprend plus rien à personne, sinon des faits parfaitement décousus, suspects et lestés de poncifs en tous domaines. Alors, sortir du chloroforme de l'info médiatique, peut-être est-il encore temps. Aurons-nous le temps, c'est une autre question.

     


  • Commentaires

    1
    Écume blanche
    Dimanche 8 Juillet 2018 à 18:29

    Là est la question : : Aurons-nous le temps ???

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