• Foi d'animal

     

    18h30, l'hyper est bondé. Loïc fait la queue...

     

     

     

     

    Foi d'animaleut-être dans le pâté, les saucisses, le boudin noir sang, toute cette chair molle d'être malaxée à plaisir, comprimée, calibrée, étirée, sectionnée, tronçonnée, mélangée et reformée en extases culinaires au kilomètre, quelque chose remuerait encore. L'aura des bêtes fantômes s'attarderait au-dessus de la viande, effrayant tout un chacun sans qu'il s'en doute. Et résiderait dans cette viande multiple, loin de toute correspondance avec ce qu'elle fut vivante, l'origine de l'incident. A l'heure où Loïc s'engage dans la mêlée consumériste engagée dans l'hyper, il n'a ni le temps et encore moins la volonté, de s'ouvrir à la parole que susurreraient les bêtes transformées.

     

     

     

    Allons, ne fais pas ta bête, patient client, tu ne seras ni démembré, ni braisé, ni rôti, ni enfourné, ni digéré, toi. Tu ne verras pas la mort indifférente venir. Tu ne sentiras pas un dernier sursaut sidéré dans ta conscience soudain éclatée, déjà en route vers sa téléologique sublimation en produit. Tu ne supporteras pas l'indiscrète corvée d'être exposé, chair exsangue, rouge sang ou gris entrailles. Prête à s'offrir en charcutailles, cochonnailles bien grasses, ou maigres, ou sèches, au poids, à la pièce, soumise à ton désir fatigué par une journée de plus dans ta vie d'homme, si loin de la fin.

     

     

     

    La partie traiteur ne souffre pas de ces vertiges métempsychotiques. Tout près des viandes, le cantal, l'emmental, la fourme et le saint-nectaire, le couscous préparé, et autres plats, se contentent d'exhaler l'odeur habituelle autour des stands charcuterie-traiteur, fumet familial assorti d'un zeste de conservateur, discret cependant, facile à ignorer s'il est dix-huit heures trente, porte du bureau claquée, embouteillages endurés, plus que les courses, bon dieu, les courses chéri, n'oublie pas la liste.

     

     

     

    Loïc n'oublie pas. Il ne pense qu'à ça, derrière celle qui a l'audace de le précéder. Il pense blanc comme le lavabo et la glace au-dessus. Demain est un autre jour d'épuisement matinal, et bureau à suivre.

     

     

     

    Derrière lui, un voix s'élève légèrement criarde, à peine en-dessous du seuil des décibels irritants. Il ignore, lève un pied, prêt à progresser d'un pas, dépasser le bruit, dépasser celle qui le précède et l'autre au-delà, avec son foulard noir ceinturant sa tête, ses épaules massives dans sa longue robe marron, et deux autres encore, encore plus devant. Obstacles. Quatre obstacles obstinés à patienter devant lui, face au garçon boucher, ou charcutier, bref face à ce bonhomme un peu rougeaud derrière le comptoir du stand, ou l'une des femmes qui l'assistent, semble-t-il.

     

    Il se passe une main dans les cheveux, gras, jette un œil ennuyé alentour. Il est quoi, dix-huit heures, les autres filent dans les rayons alentour, défilent sans cesse, chariots pleins, à moitié pleins ou vacants, poussent en soufflant, marmonnant, jurant après leur marmaille obstinée à déborder, piailler, et même brailler sans retenue pour les friandises, lui saturant l'oreille de leur stupide impatience à faire tourner les affaires de l'hyper. Reviennent dans la tête de Loïc des bancs de thons piégés par des cachalots, vus à la télé. L'image s'enfuit aussitôt, la file a avancé d'un pas. Chargé de pâté et de jambon tranché, le tout sous papier sulfurisé, le premier s'éloigne vers sa moitié, petite chose enveloppée dans un blouson Nike qui lui tombe sur les jambes. Elle s'agite, l'invective, l’entraîne déjà dans la course aux courses, disparaissent dans les allées.

     

     

     

    La sonorité désagréable revient. Loïc cherche d'une main son baladeur, met un bouchon dans une oreille. Une main ose lui toucher l'épaule, il se retourne prêt à s'indigner, à châtier. Vous avez le ticket ? Non, mais c'est qu'elle s'autoriserait, la ménagère ! Cent cinquante-cinq kilos au bas mot, jean moutarde et pull bleu défraîchi. Son pendant masculin, lui serre la main, l'empêchant de s'envoler aux pays des dirigeables. Il sourit, révélant l'absence cruelle de dentiste dans son pays. Vous avez pas ? Sous sa mèche façon Lolita, elle scie les mots au couteau à dents. Le ticket. Le ticket gagnant ? Il sourit. Les gens racontent vraiment n'importe quoi, on devrait en faire des livres. Planter un écrivain dans une file quinze jours et le gars sortirait avec un best-seller. La famille Adams braille et taille à tous les étages. Il fait signe que non et se retourne en branchant sa deuxième oreillette. A le temps d'écouter l'intro de Que je t'aime, et la main, la voix. Encore ! Non mais quoi ! Il se retient, se retourne, menton levé. Voix grave celle-là, un peu râpeuse même, le mari de la chose. Il faut un ticket. Il est quand même assez imposant dans son t-shirt noir. Mais je comprends rien, avec vos tickets. Je fais juste la queue, les courses. Pas de Loto, ni de Sécu. Sourire. La scie circulaire ne sourit pas, son alter ego non plus.

     

     

     

    Tous vont commencer à réfléchir à une réponse rapide et limitée puisqu'ils sont engagés dans ce qu'ils viennent de reconnaître comme un échange. La muzak zappe le moment de convivialité. Annonce-promo sur le pâté spécial fourré au Renne d'Alaska, 1,5€ la tranche de 500g. Calcul mentaux aussitôt embrayés. On oublie le ticket, on se retourne, on dégaine le portable. Là-bas où vont les ondes, la commandante ou le commandant au foyer gère en temps réel la promo d'une savante règle de trois, entre découvert autorisé, appétit juvénile et potentiel gustatif du renne, face au familier pâté bien de chez Audan.

     

    Un regain d'intérêt tremble dans la file. On a cessé de pianoter, de papoter et de chouiner. Imparable symptôme, la queue s'est allongée. Loïc se retourne et du haut de son mètre quatre-vingt cinq aperçoit la dernière venue au niveau du discount bio, autant dire à cinquante mètres. Au bas mot trente personnes, peut-être deux cent, qui sait. L'effroi le saisit. Sa main serre convulsivement la liste, son esprit épelle les tables de la loi. Pâté de  canard au Monbazillac, une bonne tranche ; un kilo de saucisse, la plus grosse, et une barquette de couscous, grande. Il rajuste son blouson, tire sur le zip et commence à piétiner pour faire circuler le sang dans ses jambes, au cas où la file monterait subitement dans les tours.

     

    - Vous n'avez pas de ticket, c'est ça, hein...Alors, vous dég...Vous sortez de la file, comme tout le monde.

     

    Il se retourne vers les acharnés.

     

    - Mais qu'est-ce que c'est cette histoire ?! De quel ticket parlez-vous, enfin ?

     

    C'est l'homme qui lui répond, les yeux plissés.

     

    - Le ticketdequeue. Vous l'avez pas, hein ?

     

    Secoue la tête pour appuyer l'évidence, parfaitement navré d'avoir affaire à un demeuré. Loïc aimerait ne pas voir poindre la suite. Mais la suite est là. Un gros doigt d'une grosse main marbrée. L'homme est un peu plus haut de taille que lui, légèrement, mais quand même.

     

    - Là-bas, c'est là-bas les tickets. Alors tu te prends par la main et tu vas le chercher, comme tout le monde. Fissa.

     

    Fissa ?! Non mais, pour qui il se prend ce baleineau des alpages ? Là bas. Là-bas, une espèce de borne terminée par un bec rouge d'où pend un. Un de ces trucs en papier modèle Sécu. C'est vrai que...Pas le temps, on s'en fout du ticket.

     

    - Non mais attendez, je fais la queue moi, et ça fait plus longtemps que vous.

     

    L'instigatrice évidente des hostilités se tourne vers son compagnon.

     

    - Je te l'avais dit. La politesse et lui...

     

    - Non mais, madame, je fais la queue comme vous. Point barre.

     

    Une bonne chose de faite. Loïc se retourne vers la body blanc devant lui, en train de marmonner. La femme devant elle hausse les épaules. Décidément, c'est une queue bien excitée, ce soir. Loïc ricane. Allons, plus qu'un petit quart d'heure et le cirque sera bouclé.

     

     

     

    On aimerait que l'histoire s'arrête là, laissant les fantomatiques présences des animaux dénaturés à leurs fumeux reproches. L'humanité aurait gagné une nouvelle fois la bataille de la socialisation contre une nature nécessairement perdante.

     

    - Non mais, l'autre il est à l'aise dans ses Nike. Monsieur squatte sans billet et il faudrait laisser faire.

     

    Ignorer. Ignorer la mesquinerie généralisée. Le monde tourne de plus en mal, c'est bien ce que répète le shaman Shun-T. Une vidéo quand même bluffante. Source Maïté, secrétaire non seulement compétente mais qui donne des ouvertures sur le monde. Si j'étais cadre, je l'aurais comme secrétaire...Comme quoi, au travail, on peut aussi réfléchir. Penser, quoi, pas comme la plupart. Si on a des collègues de qualité.

     

    Quelque chose de lourd et d'insistant se pose sur l'épaule de Loïc. Non, Sandra n'a tout de même pas fait le détour pour checker sa prestation ? Impossible, elle est rentrée, fatigue, et débrouille-toi. Débrouille-toi bien, elle a dit. Loïc s'écarte, cette main ne peut être qu'une erreur. Il se retourne, écarte la main, le bras.

     

    - Non mais, vous permettez !

     

    Le massif ne permet pas, la main revient vers le col, saisit et tire. Loïc résiste, l'autre ne cède rien, puis le repousse.

     

    - Tu nous fais de l'air et tu vas chercher ton ticket.

     

    Appuie son geste d'une poussée sur le torse. Loïc agrippe la pâte velue au passage. En perte d'équilibre, il entraîne l'autre, déséquilibré aussi. Loïc se rattrape sans savoir comment, mais l'autre chute à ses pieds. Mais se relève aussi sec en secouant la tête comme un chien sortant d'une mare. Instinctivement, Loïc le repousse. L'autre dérape, retombe à genoux, se redresse encore, attrape les jambes. Loïc se débat, secoue, s'extirpe, se retourne, s'éloigne. Où va-t-il, il n'en sait absolument rien. C'est juste ce creux à l'estomac, ce bestiau sanguinaire. Fuir. Il fait deux pas, tourne sur lui, perdu entre devoir et trouille. Il revient heurter la file. Encore la fille en body blanc. Elle jure et lui tend son majeur. Pas le temps de s'étonner. Il se retourne un instant, le massif le rattrape à toute vitesse, les mains levées. Il s'écarte, l'autre lui passe au ras du nez. La vitre bombée protégeant les produits du stand charcuterie-traiteur le stoppe net. Elle plie mais ne rompt pas. L'inertie du quintal de l'assaillant le fait basculer par dessus le rebord plastique. Il chute entre le comptoir et la rutilante trancheuse à jambon. Assommé sans doute, peut-être mort avec un zeste de veine. Loïc n'attend pas le verdict du destin et s’apprête à reprendre discrètement sa ruminance dans la file. La compagne du mammouth n'est plus là, sans doute à contourner le stand pour l'encourager, l'exfiltrer, qui sait.

     

    Effectivement, Loïc la cible près du comptoir, côté plats préparés, qui postillonne à pleins poumons contre une employée écarlate. Il faudrait aider cette pauvre petite vendeuse.

     

     

     

    Loïc y songe jusqu'à ce qu'un grondement monte à travers le sol, dans la gamme des fréquences sombres et basses d'un moteur de char à bas régime. Le mari de la harpie s'accroche au comptoir, se relève. Loïc se fait tout petit dans sa file. Pas question de la quitter, cette fois, sinon ce sera nucléaire, à la maison. Les courses, coûte que coûte. Très bientôt, quelques miettes de pâté perleront sur les lèvres de l'aimée et d'un coup de langue vif il les cueillera. Après tout il, il vaudrait mieux réfléchir, la bêtise consiste bien à vouloir conclure, et momentanément reconsidérer une situation ne revient pas à se déjuger. Au contraire. Au contraire, il faut partir. Partir vite. L'homme des cavernes l'a repéré, le cible de sonorités émises sans conteste par une gorge humaine. La file énervée se désagrège un peu plus, vire aux duos improvisés. On se passe devant, les mentons croisent le fer, on se repousse un peu, on se bouscule franchement. Les chariots convoqués font béliers. Deux ménagères de moins de cinquante-ans, désormais insensibles aux charmes renouvelés des rayons, se s'agacent avant de se bousculer jusqu'à venir cogner les porte-vitrées du rayon fromage. A tour de rôle, elles appellent à la rescousse le bleu et le munster, le camembert et le roquefort.

     

    Du fond de la file en capilotade montent des cris aigus. Difficile de faire le tri dans l'amalgame unisexe et mouvant. Une main, un poing émergent, puis tout retourne au chaos originel.

     

    L'autre tente d'escalader le comptoir vers le côté client. Une des serveuses le regarde faire, la deuxième pianote sur un portable. Loïc recule, mais où aller, où trouver le salut dans ce tumulte en reformation incessante. Le salut s'obtiendrait par l'amour, désespérément absent des gestes significatifs que le rancunier adversaire de Loïc s'obstine à lui adresser en longeant d'un bord à l'autre l'espace des cochonnailles et plats préparés.

     

     

     

    La file a définitivement disparu, maintenant. Les corps à corps sont assez incongrus note Loïc avant de se retourner vers le fond du magasin, les rayons Bricolage ou Santé, relativement déserts sans doute.

     

    Il va se fondre subrepticement dans les allées, quand une voix peu apaisée lui murmure « salop » dans l'oreille, volume au taquet. Il sursaute, se retourne vers la cinglée qui. Et arrête de la joue droite une main féminine. Revenue d'entre les morts, la fiancée du monstre a l'air tout à fait satisfaite. La non-violence, le mépris des basses réactions de l'instinct, tout cela fait pourtant partie du bagage de l'honnête homme du XXIème siècle, comme la propension à seconder sa compagne dans les menues taches du quotidien.

     

    Mais, nom de dieu, vous êtes cinglée ou quoi, s'entend-il dire, en français dialectal direct. Sa main repousse la furie. Par sécurité, instinct de préservation de l'espèce peut-être, il se retourne encore. A genoux sur le comptoir, l'ennemi écrase sous poids une terrine de pâté et quelques saucisses de Toulouse égarées. Sa face vire à l'animalité la plus pure, le langage l'a quitté. Il va repasser par-dessus le comptoir mais sa main se pose sur une assiette d'andouilles et il glisse, glisse sur le côté pour donner de la tête dans un énorme plat de couscous fumant.

     

     

     

    Loïc sait qu'il doit partir, il sait aussi que l'histoire se joue là. Un jour, plus tard, quand il sera bien vieux, avec un, peut-être trois enfants, l'aimée à ses pieds, peu ridée, toujours bien balancée, il contera la fameuse expédition Audan. Il sourit. Le canthrope pernicieux agite sa tête fumante, lance une malédiction sans doute. Peu importe, à quelque chose malheur est bon. A sa droite, une cadre livide, en costume déstructuré, donne le répons « sale pute » à la ménagère sexagénaire qui vient de la gratifier de «sale truie » d'une voix entamée par le bourbon ou le pain au chocolat assorti d'amandes. Loïc aperçoit à quelques dizaines de mètres dans l'allée centrale un escadron d'hommes en uniforme qui se dirige vers la zone critique avec des instruments plutôt contondants en main. La cavalerie Audan arrive.

     

     

     

    Eh bien, la destinée souffle où elle veut. Laissant les combattants chercher leur salut dans de vains exercices gymniques et rythmiques, Loïc s'écarte d'un bond, s'éloigne à marches forcées du théâtre des opérations. Le panneau Bricolage lui fait signe, là-bas, tout fond du magasin, bien au-delà des combats. Voilà, il se retire, quitte le bruit et la fureur. Un dernier coup d’œil par-dessus l'épaule pour le navrant personnage acharné à lui causer du tort. L'individu tente d'arracher un tabouret des mains du chef charcutier qui hurle « Sécurité, sécurité !! ». A l'intérieur comme à l'extérieur le rayon et ses alentours proches sont dévastés. Volent des munitions à haute teneur caloriques au-dessus d'un parterre de plus en plus encombré de corps qui s'agitent, sans vraiment maîtriser leurs chorégraphies, sur la pellicule de gras qui s'étend.

     

     

     

     

     


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