• Démarque-toi

     

    Le délitement social répond à une conception de la politique en pleine involution. L'idéologie de marché dévore les idéologies. Celles-ci signifiaient qu'il y avait encore l'homme au coeur. Le marché, symbolisé par les marques a une ambition tout à fait hégelienne de représenter une totalité indépassable, par l'homme lui-même...

     

     

    Démarque-toi

     

    Démarque-toi a France rayonnerait à l'étranger, elle serait toujours le pays des Lumières éclairant les sentiers forestiers vers la civilisation. C'est peu dire que cette assertion dont se gargarise encore tel ou tel puissant, est malmenée par un regard, même rapide et superficiel, sur notre pays. Ce regard, il est bien obligé de découvrir la masse des rejetés du système. La relégation des quartiers s'est étendue, aujourd'hui, à l'ensemble du pays. Le spectre du travail plane au-dessus des villes et se pose de moins en moins souvent. On l'annonce encore plus rare pour les décennies à venir. Chômage « indemnisé » et chômage invisible laissent à terre autour de onze millions de personnes, sur les vingt-neuf millions six cent mille actifs, selon l'INSEE.

     

    Chômage invisible qui est une partie conséquente des chercheurs d'emploi ayant renoncé définitivement à passer les impossibles barrières que dresse le patronat, tout à fait satisfait de ces longues files de demandeurs, prêts à sortir de l'inactivité, de la pauvreté, pour n'importe quelle précarité assortie d'une obole.

     

     

     

    Tout ce qui représente une dimension collective d'entraide est considéré comme un poids insurmontable, au grand dépit de ceux qui affrontent d'insurmontables fins de mois, ceux qui n'ont pas les moyens de payer la cantine pour leurs enfants, ceux qui reçoivent des salaires suffisants pour s'offrir un duvet pour dormir, voire vivre dans leur véhicule cloué au sol par le prix du carburant, ceux qui font les poubelles pour compléter une retraite de misère, ceux qui vendent leur sang, leurs cheveux, leur santé en expérimentant des molécules pour l'industrie pharmaceutique pour survivre, ceux qui, affligés d'un handicap doivent supporter ce coup du sort avec des prestations misérables. La liste est interminable des délaissés, dont la vie semble devoir s'épuiser dans le carcan des chiffres comptabilisant chaque jour un peu plus leur inexistence sociale autant que personnelle.

     

     

     

     

     

    Le tissu urbain lui-même témoigne de cette France épuisée. Les rues sont sales, les passants y filent comme des ombres sans jamais se regarder. Les trottoirs sont jonchés. On n'y entend que le bruit ininterrompu de véhicules en surnombre. La ville leur appartient plus qu'aux humains. Mais peut-on encore parler de ville ? Ce serait sous-entendre qu'il y a des plans, une vision urbanistique à l’œuvre. Le bâti ancien se dégrade de plus en plus vite sous l'action de la pollution généralisée et de l'entretien minimal qui leur est donnée. Les nouvelles constructions prolifèrent dans l'absence d'harmonie la plus totale. La cité est livrée à des affairistes nommés promoteurs, par des responsables dont on ne sait si la bêtise ou la corruption est leur premier moteur.

     

     

     

    Ces gagnants de la séquence d'anarchie marchande couvrent les quartiers d'innombrables travaux, pour planter des immeubles aux couleurs, tailles et formes improbables, prohibant toute idée d'ensemble harmonieux. Cette prolifération repousse toute unité, toute cohérence, toute idée de cité singulière à l'image de ses habitants. Le seul mot d'ordre est « cubique, vite fait et bardé d'affiches criardes » rappelant que le travail de sape de l'habiter se poursuit avec les agences immobilières et les institutions prétendument publiques qui s’accoquinent avec les promoteurs. Tout autour d'espèces d'algeco en béton qu'on affuble du nom de résidence Les Chênes Verts, des Ormes, Aigue-marine, on voit sans cesse les signes du départ précipité des ouvriers. Tuyaux mal raccordés, friches sales ceinturant des immeubles « de luxe » quelques plantes déjà malades, un trottoir à moitié défoncé et des appartements encore béants, couverts de plastiques troués, pas finis, à peine commencés même, mais déjà livrés à ceux qui achètent, avec une inconscience admirable, sur plan.

     

     

     

    Il semblerait qu'un mot d'ordre fatal soit à l’œuvre. Une tendance obstinée à saper l'idée d'une cité, d'une société, au sens d'agora collective, dont la dynamique s'éprouverait dans la satisfaction de ses habitants. La république et la démocratie, ainsi qu'on nous les a enseignées et qu'on ne cesse de nous rabâcher, reposent pourtant sur deux index préliminaires : le souci des plus démunis, désavantagés, et la volonté de progresser ensemble, former une collectivité dont l'unité langagière ne serait que la partie émergée d'un corps commun de partage fondamental, se distribuant de manière différenciée dans les différents espaces de la société, dans les multiples strates du corps social.

     

     

     

    Les sociétés primitives nous enseignent que l'échange et la valeur marchande doivent se soumettre à la réciprocité sociale, comme l'a démontré Marshall Sahlins et l'exprime un de ses lecteurs, Pierre Clastres : « «Si l'homme primitif ne rentabilise pas son activité, c'est non pas parce qu'il ne sait pas le faire, mais parce qu'il n'en a pas envie.» Il n'en a pas envie parce qu'il sait que le partage dépasse, transcende l'échange marchand nécessairement. Sous peine de générer des tensions qui débouchent sur le conflit. Du fait même que l'échange qui ne se calque que sur la volonté d'usure au dépend d'autrui ne peut que menacer à terme l'ordre social en jetant la population dans une inégalité permanente et croissante qui nourrit la rancœur et l'envie de recourir à la force pour restaurer l'ordre social du bien commun.

     

     

     

    La valeur marchande et l'échange financier dominent aujourd'hui sans partage. Les conflits entre voisins comme entre pays sont légions. Croissent parallèlement le délitement décrit plus haut et le règne froid de la valeur marchande.

     

     

     

     

     

    A cet évident divorce entre le fonctionnement, les modèles de développement sociaux et les attentes de partage et de collectif, on ne répond que par un surcroît de concepts et réalisations basées sur un coût financier qui serait la mesure du « social », du partage bien compris et bien borné.

     

    L'objectif, l'idéal enfoui dans cette conception du modèle sociétal semble être une suppression totale de la part de partage sous-tendue dans l'idée d'un bien commun, d'une société avançant par et pour l'ensemble de ses membres.

     

     

     

    Le corollaire d'une société basée sur l'élimination totale des coûts est une inégalité non seulement abyssale mais structurelle. Les êtres humains bénéficiant de conditions de naissance et d'existences différentes et inégales, en termes marchands, financiers, patrimoniaux, on ne peut imaginer qu'ils ne connaissent pas un jour une situation où leur activité, leur existence même deviennent un coût, un poids, par la nature même de la vie qui expose à des aléas, et par la nature de l'échange marchand. Lequel suppose sans cesse gagnants et perdants. Avec une pérennité dans le déséquilibre, puisque les gagnants d'hier – on le voit dans les statistiques de la Fortune, établies chaque année – seront ceux de demain. Et les perdants auront toutes les chances de l'être encore, et plus, dans l'avenir, l'argent, la réussite étant basés sur le capital initial et très rarement sur un succès dû à un talent unique, quoiqu'en disent les fables d'outre-manche.

     

     

     

    De circonstancielle, la situation où l'on n'est « rien » deviendra structurelle puisqu'il n'y aura plus aucun partage, soutien, collectif. Elle sera si insurmontable qu'elle sera vécue et considérée comme organique. Il n'y aura plus que des êtres dont l'humanité aura pris fin. Dépourvu de fortune et de réseau, dans leur immense majorité, ils deviendront par nature, un coût, un poids, la possibilité même qu'ils trouvent une personne, une institution qui « partage » leur difficultés étant éliminée par les concepts et la dynamique de l'économie politique en gestation.

     

     

     

    Nous allons entrer dans une société du zéro défaut humain admissible. L'homme y sera un investissement permanent, une marque sommée d'être vigoureusement montante, mieux, culminante, aux dépends de ses adversaires. Le langage anticipe la mutation en cours et subsume les noms, partant, les personnes sous le nom de l'entreprise, dans les médias et les conversations. Ne dit-on pas, en parlant des gens qui travaillent dans telle ou telle firme, « les Moulinex, les Goodyear, les Conti... ». Un transfert d'identité qui symbolise un transfert de responsabilité, de pouvoir.

     

    Ă chacun, demain, de gérer les maladies, les crises, les chutes, les enfants, les décès, tout ce qui contrarie le gain, pèse sur l'investissement et la rentabilité. La singularité, la valeur humaine sera valeur d'échange ou nulle. Le corps et l'esprit seront des matières premières mesurées en unités de compte dès les maternelles, hiérarchisées en fonction des potentiels financiers de l'enfant et des capacités financières de ses parents, déduits de paramètres biologiques. Une nouvelle frontière en vue pour le marché : les équivalents monétisables couvrant toute la palette du don, de la générosité réciproque qui fait humanité.

     

    Le storytelling obligé répétera en boucle que la société est aux pieds de tout homme prêt à assumer l'existence parfaite du gagnant obligé, posé sur fil du rasoir. Fil du rasoir qui tranchera en masse les espérances, sauf pour ceux dont la fortune, les appuis qui vont avec et la visibilité médiatique amortiront d'emblée toute secousse, toute désagréable surprise, d'autant qu'ils seront le produit de sélections génomiques ante-natale qui leur assureront une entrée VIP dans la vie.

     

     

     

    Pour la majorité, l'(in)existence sera une voie sombre et sans issue, dont des programmes malthusiens arrangeront un devenir fatal via des conflits organisés entre ethnies, et d'immenses programmes de jeux où les vies seront en jeu, avec la mort pour la plupart des joueurs, dans l'adhésion enthousiaste du plus grand nombre, prêt à parier sur une sortie miraculeuse de l'inexistence, ou simplement heureux de bénéficier de ces catharsis du pauvre.

     

     

     

    A côté de l'identité tribo-économique de marque, des logos, des signes (dis)instinctifs, des pseudos commerciaux que chacun bâtira pour atteindre la notoriété, la vente record sur le Réseau, via des stratégies qui n'auront rien à faire de la vérité ou du mensonge, mais boosteront ou démoliront des existences.

     

    Nous entrons dans le stade supérieur de la réification. L'homme se voit transformé en chose manipulable à loisir et interchangeable. La chose, délaissant le statut d'objet captera, à un degré infiniment supérieur que celui que lui donne les modestes efforts de la pub, les qualités humaines, - désir, sentiments, passions et détestations.
    Prémisse, là aussi, déjà apparent. Le discours des politiques, les programmes, s’essoufflent, se perdent au profit de l'image et de l'émotionnel qu'ils projettent chaque jour. Les idées, les idéologies deviennent le support d'un plan media où le politique se bâtit un personnage. Lequel est doté d'une visibilité et d'une reconnaissance qui fonctionnent selon les modèles pavloviens et d'une manière phatique, entrainant une adhésion instinctive, sur les mêmes critères que ceux qui font le succès des Nike air, ou de la console Nintendo.

     

     

     

    Nous entrons dans une ère de bruit et de fureurs, parfaitement vide.

     


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