• De la bibliothèque au "troisième lieu" - II

    La bibliothèque "troisième lieu" s'est étendue avec un étonnant consensus, à partir d'éruptions laudatives comme celle de Mathilde Servet en 2010. Le troisième lieu est une voie obligée, semble-t-il, au point qu'un doctorant, en 2017, qualifie sans problème, lui aussi, les bibliothèques pour la mutation troisième lieu.

    Ce consensus qui ne fait pas question, est-il interrogeable, c'est un peu le sujet de ce deuxième article...

     

     

     

    De la bibliothèque au "troisième lieu" - II

     

    De la bibliothèque au "troisième lieu" - IIans l'article précédent, j'ai tenté d'observer ce qui m’apparaît comme une progressive marginalisation du livre, dans l'espace de ma bibliothèque, pour faire place à l'échange, au lien social tel qu'on peut le trouver dans un bar ou chez le coiffeur...Cette transformation s'opère, je l'ai dit, sous l'égide du concept de « troisième lieu ». Ici, je vais tenter de creuser un peu la question dans la mesure de mes possibilités.

     

     

    La notion de « troisième lieu » a fait très rapidement et un peu partout son chemin. Ça n'est pas forcément dû au hasard.

    Antoine Burret, dans sa thèse de doctorat, (2017) s'est penché lui aussi sur le sujet et a tenté de définir ce qu'est un troisième lieu, finalement. Il voit la bibliothèque s'intégrer dans sa tentative de définition du tiers-lieu comme vecteur de socialité, lieu où peut se construire un récit collectif commun. « L’objectif fondamental de cette étude est de concevoir le tiers-lieu en tant qu’objet conceptuel identifiable. Elle postule que l’objet tiers-lieu ainsi clarifié pourra pleinement s’épanouir », précise-t-il en début de thèse. Partant de ce constat positif, il développe son argumentation et en vient à la bibliothèque « troisième lieu » comme sous-catégorie du tiers-lieu. Pour évaluer l'adéquation des bibliothèques à sa démonstration, il s'appuie sur un article célébrant les bibliothèques « troisième lieux » que la majorité d'entre elles sont encore appelées à devenir, en 2010, date de publication de l'article. Penchons-nous sur cet article avec un peu plus d'attention.

     

     

     

    Antoine Burret, synthétisant les propos de Mathilde Servet, écrit « Dans un troisième lieu, la relation de service est débordée par la relation de sociabilité.Le bénéficiaire ne vient plus uniquement voir le prestataire pour obtenir un service ». (p.50). Ce qui donne un aperçu clair sur la fonction prééminente de l'échange.

    Dans une bibliothèque « troisième lieu » la sociabilité a donc vocation à supplanter, en quelque sorte, le service. En l’occurrence, le « service » c'est le livre – livre, revue, etc.

    Problème : le livre n'est pas un service comme le coiffeur, le débit de boissons, le cordonnier, ou autre. La part de sociabilité, échange, rencontre qui s'organise autour de ces honorables activités vit et profite du fait que ces activités n'impliquent qu'une attention passive et/ou minimale des clients, et du prestataire bien souvent. Hors le livre est une activité, une conversation en lui-même, qui mobilise notre esprit, nos rêves, notre passé et nos espérances, à tout le moins une attention qui fait qu'on ne peut lire en suivant, en participant à une conversation, en étant distrait, dérangé par une ou de multiples échanges, qu'on y participe ou pas.

     

     

     

    Apparaît donc une contradiction de fond entre la sociabilité de ces services entrelacés avec l'activité et la nature de la bibliothèque ou le livre lui-même mobilise l'attention et un échange tout intérieur entre lecteur et texte.

    « L’activité principale d’un troisième lieu est la conversation...Le troisième lieu oldenburgien...est une institution située dans les limites d’un contenant, consacrée à un service visant à résoudre un problème »

    Le troisième lieu voue le livre à s'effacer devant la sociabilité. Parenthèse, il est déjà grandement effacé par l'instauration des médiathèques, qui regroupent différents supports culturels, CD, jeux vidéos, films. La sociabilité est le moteur, l'objectif des troisième lieux. L'activité, le problème de cheveux, de clés, de boisson est minimisé, finalement, dans un troisième lieu. Le livre doit logiquement l'être aussi. En posant le principe avec ses conséquences, on doit trouver, dans une bibliothèque « troisième lieu » le genre de livre qui favorise l'échange, la sociabilité, avant de valoir par sa qualité littéraire, documentaire, graphique... Et sans doute, la direction de ses « bibliothèques » (peut-on encore appeler ça des bibliothèques ?) devra adapter la quantité de rayons, la disposition générale de l'espace pour produire de la conversation, de l'échange. C'est indubitablement au livre de se conformer à la sociabilité et non pas à la sociabilité de rayonner à partir du livre.

     

     

     

    L'auteur de la thèse précise également, arrimant ainsi un peu plus, implicitement, les bibliothèques à la fonction troisième lieu, « Les termes : troisième place et troisième lieu ont été importés en bibliothéconomie pour caractériser l’exigence d’évolution des offres de services des bibliothèques face à leur désertification ». Désertification pas vraiment effective, si l'on en croit l'article de Télérama (21/02/2018), qui souligne que les bibliothèques sont « Des espaces fréquentés par 27 millions de personnes en 2016 (plus que les cinémas) ».

     

     

     

    Mathilde Servet, elle, justifie la mutation troisième lieu des bibliothèques françaises par les thèses de l'incontournable Oldenburg. Oldenburg n'a pourtant pas inclus les bibliothèques dans la catégorie « troisième lieux » possibles. La formule de Mathilde Servet laisse penser qu'Oldenburg aurait simplement oublié les bibliothèques...Pour glisser au plus vite sur cette peau de banane, elle cite aussitôt Putnam, autre penseur de langue anglaise et lâche une série d'exemples de bibliothèques anglo-saxonnes comme représentantes exemplaires de « troisième lieux ».

    Sans parler des limites des transpositions possibles, la citation d'un historien britannique pour décrire manifestement l'ambiance des bibliothèques françaises semble sonner pour le moins bizarre, surtout quand il est fait mention d'une ambiance « enjouée ». Je ne vois toujours pas en quoi la lecture profonde, ou picorée de livres et revues peut s'exercer de manière « enjouée », un peu folâtre, donc. Oui, aux conversations après ou avant, des deux mains, mais plonger dans la lecture demande à soi-même comme aux alentours un silence certain, une concentration minimale, qui n'a rien à voir avec un moment festif qu'évoque l'idée d' « enjoué ».

    Donc, le préalable posé par Mathilde Servet, l'éloge par l'exemple de troisième lieux divers, est un vrai argumentaire publicitaire pour la transformation des bibliothèques en troisième lieu, même si précaution prise par rapport aux conversations, qui doivent, selon elle, s'exercer - « dans certaines limites ». Bien sûr. Comme si elle ignorait qu'une fois les bornes passées, y a plus de limites...

     

     

     

    Plus loin : « La phase de mutation actuelle amorcée par la bibliothèque, avec l’adjonction de cafés en son sein, tend à parfaire sa dimension sociale et en fait un troisième lieu majeur, pierre angulaire de la collectivité. » On est dans la pétition de principe la plus franche. Quid du livre, de la mission fondamentale des bibliothèques ? Si la bibliothèque a une dimension « sociale » c'est autour du livre, livre qui est un « acteur » qu'on vient découvrir de manière active, lui-même générant des conversations, des réflexions intérieures à chacun dans sa consultation et, pourquoi pas des échanges, ensuite, dans la périphérie. Un bar dans une bibliothèque, et pourquoi pas un billard, ou un mini-golf, avec une piste de bowling. Inter-actions, sociabilité garanties.

     

     

     

    Un doute effleure tout de même Mathilde Servet. « On pourrait relativiser le degré d’adéquation entre la bibliothèque et le troisième lieu au motif que la conversation ne constitue pas son activité principale, ou bien que le lien unissant ses usagers n’est pas d’une nature similaire à celui entretenu par les habitués d’un café ou d’une association sportive. » Elle le chasse aussitôt en assurant que la bibliothèque répond à « la très grande majorité des critères établis par Oldenburg ». Pour enfoncer le clou, elle convoque Zeeman, journaliste hollandais qui voit dans les bibliothèques les derniers lieux de « mixité sociale », Puis Tortensson, chercheur suédois, pour qui la bibliothèque peut être quasiment un lieu de « débat démocratique ». Mais oui, pourquoi pas en faire des Maisons du Peuple ou des salles de Conseil Municipal. On est dans le fourre-tout, tout est bon pour couper le lien intrinsèque entre bibliothèque et livre.

     

     

     

    La cause étant entendue, la bibliothèque de demain – celle d'aujourd'hui, donc, l'article de Servet datant de 2010 – sera « troisième lieu » ou ne sera plus. Et « Nombre de nouveaux établissements s’entendent comme des home away from home par excellence, véritables living rooms publics ». Non seulement les bibliothèques s'éclatent dans leur adéquation à un paradigme mondialisé sous l'égide d'un pidgin anglo-saxon, mais, par la voix de la laudatrice, elles en rajoutent même, dans leur zèle à se conformer à la nouvelle doxa, au nouveau modèle du sociologue états-unien, « les bibliothèques adjoignent au concept d’Oldenburg une plus-value : elles se déclinent en fait en troisièmes lieux culturels, proposant des cheminements variés vers une culture protéiforme. » Restent à savoir si de conversation en conversation, d'échange en échange on arrive à ouvrir un bouquin, où si l'on surfe d'un feuilletage à l'autre, d'un livre à une vidéo, d'une vidéo à un jeu, d'un jeu à un café, d'un café à un concert, d'une excitation à l'autre sur le moutonnement toujours renouvelé d'une surface culturelle infinie, pris dans le geste « barbare » si fortement décrit par Baricco.

     

     

     

    Car c'est bien de cette orientation vers la Barbarie dont il est question. S'il y avait doute quant à cette mutation conforme à la modernité qui ne s'attache qu'à la surface, à l'exigence d'une course permanente, - quand le livre demande concentration, plongée dans son contenu l'esprit ouvert et attentif à l'expérience de lecture se conjuguant avec l'expérience intérieure -, Mathilde Servet le dissipe. « Elles opèrent [les bibliothèques ] comme des « espaces Facebook 3D » ou une transition de « MySpace » à « OurSpace ».

    Il y a boire et à manger dans les bibliothèques troisième lieu, et c'est une grande preuve de sociabilité. « Le confort physique et humain incite au prolongement du séjour et y introduit de nouveaux usages sociaux : parler, téléphoner, boire ou manger. »

     

     

     

    Les bibliothèques modernes ne peuvent rester à rebours de la modernité, allons. « En rupture avec une vision élitiste de la culture, la bibliothèque troisième lieu refuse d’être un lieu de prescription du savoir. » Quid de la dimension éducation populaire ? Quid de l'attachement des bibliothécaires à conseiller, à orienter dans le vaste domaine du livre ? Quid de la volonté de faire découvrir et partager l'héritage comme la création contemporaine en littérature, essais, ressentir l'expérience inégalable que propose le livre ?...

     

    « La bibliothèque troisième lieu, en revanche, annonce l’ère de l’infotainment (contraction d’information et d’entertainment) ou encore de l’edutainment. »

     

     

     

    Vous reprendrez bien une part de Musso, un doigt de SAS, une bouchée de Hegel et un zeste de Botul, mais ne lâchez pas Dragon Ball Z et courrez vite voir le dernier Lelouch, avant de slalomer devant les nouvelles statues monumentales de...Allez, secouez-vous, il y a dix mille euros à gagner pour celui qui trouvera l'auteur de l’Iliade. J'annonce deux billets pour la Grèce à qui fournira la preuve qu'il a bien emprunté le dernier ouvrage d'Albert Dugland, prix Goncourt 2...

     

     

     

    Sous couvert de reprendre les lecteurs qu'elle n'a pas vraiment perdu, la bibliothèque est sommée, aujourd'hui, en catimini par une poignée de responsables qui, encore une fois, s'exonèrent de prendre l'avis des citoyens, voire, soyons fous de les laisser décider la transformation des bibliothèques en lieux de passage, d'effervescence enjouée, carrefour où le livre n'a manifestement plus sa vraie place. Il faut sans doute voir dans ce changement subit de paradigme l'influence du saut permanent qu'exige la consommation, d'un produit à l'autre, à la vitesse de l'obsolescence programmée. Influence consumériste qui s'étend de plus en plus, avec la bénédiction de trop d'(ir) responsables.

     

    Le livre est patient, permanent et permet de revenir à lui, lentement, des années plus tard parfois. C'est une philosophie de vie en soi, un moyen à la fois intime et sociétal de découvrir le monde. Les responsables publics et des bibliothèques préfèrent ignorer cette évidence séculaire, pour ne pas contrarier l'église marchande qui nous enserre de plus en plus, dans cette fuite en avant vers la sensation consumériste.

     

     

     

    Il y aurait pourtant des façons bien plus radicales et efficaces de redonner du sens et de la sociabilité à la société. En commençant par rendre dans les bibliothèques et ailleurs, le goût du livre aux lecteurs, avec des pratiques différentes du ronron habituel, expos thématiques, auteurs médiatiques invités. Je ne pense pas que les employés des bibliothèques, ainsi que les lecteurs, manquent d'imagination. Il suffit de leur donner du pouvoir et la parole.

     

     

     

    Et surtout améliorer le rapport social général entre les gens, en rendant, par exemple, le travail moins inhumain, plus collaboratif et mieux rémunéré. En s'attaquant au logement qui génère énormément de tension, par la promiscuité qu'engendrent des immeubles anciens par de grands plans de restauration publics et gratuit pour les familles populaire, et pas seulement des façades, pour en finir avec les nuisances sonores et les notes de chauffage exorbitantes. Remettre aussi en cause l'emprise des voitures dans l'urbanisation et de tous les véhicules porteurs de nuisances sonores, etc.

    Toutes réformes fondamentales qui rendront aux gens l'impression d'une vie maîtrisée et plus agréable. État d'esprit nécessaire pour avoir envie d'échanger avec le voisin, l'autre.

     


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