• Coupure

     

    C'est l'histoire d'un jeune homme qui tente d'entrer dans le monde du travail. Pas besoin de revaloriser le travail manuel, pour lui. Il y croit. Enfin, il y croyait...

     

     

    Coupure

     

    utour de vingt-deux ans, les yeux aussi noirs que la chevelure. Jason est venu avec son patron faire quelques travaux d'électricité dans mon appartement. Je l'ai croisé, par la suite, dans les rues et nous avons un peu sympathisé. Un homme de taille modeste aux gestes secs, au regard aiguisé. En permanence attentif aux réactions de l'interlocuteur. Il comprend vite, Jason. Confiant il est, au zénith de ses espérances, rejetant d'un revers de main les difficultés du stage prolongé en entreprise qu'il effectue chez un petit entrepreneur, dans le cadre d'un bac Pro.

     

     

     

    On s'était un peu perdu de vue, quand je l'ai recroisé sur un trottoir où il semblait trainer une peine inattendue. Très vite, il m'informe qu'il cherche du travail. Le bac est en poche ? Eh non, il a abandonné. Son propos se fait amer. Je me tais, le laisse m'exposer la plaie imprévue.

     

     

     

    La charge de travail était intense, très intense. Le patron se délestait facilement sur lui. Pour le mettre réellement en situation, lui donner l'opportunité d'agir en véritable électricien. Une chance qu'il devait saisir. Il travaillait donc la plupart du temps comme un ouvrier confirmé. Sauf que les pauses, et la paye qui allaient normalement avec une charge de travail professionnelle, n'étaient pas au rendez-vous. Le patron lui confiait sans souci des tâches d'envergure, l'appelait à toute heure pour lui exposer ses idées, ses plans, ses ambitions la plupart du temps très matérielles. Quand il ne le convoquait pas sur un chantier nocturne. Tout en entretenant une forme de complicité qui justifiait l'exigence de disponibilité, sans vraie limite.

     

     

     

    Un jour, Jason a craqué. Sa tête et son corps se sont effondrés sur eux-mêmes. Il a déserté l'arène du travail. Il n'en pouvait tout simplement plus. Sans rien dire ou presque, il est parti, incapable d'avouer au patron son état. Il a tout juste prévenu le lycée, avant de se retirer, épuisé. Je le devine honteux de n'avoir pas tenu la cadence.

     

    Jason n'aura pas son diplôme. Jason est sans revenu. Jason est sans repères. Son regard cherche à raccrocher quelque pan d'une réalité qui lui échappe. Il ne tient pas en place, tourne sur le trottoir comme une bête désorientée, lâche ses mots tête baissée.

     

     

     

    Mais il va s'en guérir, trouver un travail, effacer vite fait l'incident. Sauf qu'il cherche sans succès, depuis plusieurs semaines déjà, une sortie par le haut. Son corps et son être encore à vifs ne pourraient assumer la nouvelle tension d'un emploi. Pas besoin d'être devin. Je suggère quelque repos, une écoute professionnelle. Il ne veut pas savoir, rit du bout des lèvres de mes doutes. Il en a vu des boites, déjà, il les connaît, c'est comme ça qu'ils opèrent, c'est comme qu'on travaille ici ou ailleurs. C'est un dur à cuire, Jason.

     

     

     

    Visage blême, poitrine creusée, corps tendu à rompre. Il voudrait retisser la toile déchirée. Tout en lui appréhende et sa bouche clame confiance. Plus rien dans les poches, plus rien à l'horizon, la souffrance comme compagne. Son amie, en formation rémunérée à Montpellier, assume les finances du ménage. Un compte à rebours se dessine dans le pli de sa bouche qui se crispe. Absolument besoin d'un travail, d'un job, n'importe quoi. Il pourra reprendre la main, retenter son bac pro en reprenant le circuit dont il vient de s'éjecter. S'il déniche l'introuvable, même pour les plus forts, les plus qualifiés, les plus durs au mal.

     

     

     

    Jason connaît le mot qui désigne aujourd'hui cette dépression brutale qui accompagne le travail subit jusqu’à la lie. Il le dit, ce nom, répète« burn-out », à distance clinique de l'insupportable. Il va rebondir, c'est sûr. Jason n'en doute pas un instant. Il s'éloigne bientôt en roulant les épaules, seul, dans la cohorte des 200000 décrochés, à peine entrés dans le système.

     

     

     


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