• Accidentophilie

     

     

    Texte qui s'inspire largement les thèses d'A. Baricco sur la transformation de la culture. Comme une illustration localisée du phénomène avec, peut-être, quelques ressorts psychologiques plus en avant.

     

     

     

     

    oute vidéo, tout article, tout tweet comporte aujourd'hui l'instrument qui signe son envie d'être important aux yeux de chaque visiteur/voyeur dans l'infini du Net : « pages vues », « like », ou « smiley »

    Quelle importance ?

     

    Les « vues », les « like » et les « smileys » ne disent rien sur qui et comment. Qui a vu et est-ce qu'il/elle a vu positivement, ou négativement ? Est-ce une vue détaillée, une vue en passant, une vue machinale, le défilé accidentel issu d'un clic mal maîtrisé ? Les « like » et « smiley » constituent-ils des appréciations véritables, réflexes, ironiques ?..Tout cela fournit-il une indication sur la valeur ou ne marque que l'existence de signes qui ne marquent pas vraiment d'appréciataion, une "vue" globale grandissant en importance fondamentalement du fait qu'elle est possible et utilisée ?...

     

     

     

    Dans le monde du marketing, on se garde de trancher. « . La notion de « page vue » atteste uniquement de la quantité du trafic et non de sa qualité. » précise le site, pour aussitôt définir la « vue » comme « Indicateur de valeur ».

     

     

     

    Alors, plus loin toujours plus loin, il faut avancer, comme les réseaux progressent. « Au niveau mondial, sur les 7,5 milliards d’habitants, on compte 51% d'internautes (3,81 milliards) 39% d'actifs sur les réseaux sociaux (2,91 milliards). » *  L'obtention des « vues » - le terme « vue » réunissant ici les trois types de signes pré-cités, qui accomplissent une même fonction fondamentale d'appel, d'agrégation des comportements - commande tous moyens possibles pour l'obtenir. Dans la zone « politique », par exemple, on en rajoutera sur la rhétorique, versant creux et pétaradant, délaissant programmes et analyses pour les formules chocs, les raccourcis saisissant laissant la mesure, l'explicitation de côté.Visible, il faut être visible.

     

     

     

    Peu importe, finalement, la compréhension, l'éducation populaire. Même si elle existe sur le Web, elle est marginale. Il s'agit de suivre le mouvement dominant, ou de le générer si on est producteur. Car la numérotation des vues commande d'autres vues. A rapprocher peut-être de la théorie du désir mimétique, ou imitation du désir de l'autre, l'autre qui voit avant nous ce qu'il faut donc voir, et si possible avant la plupart des autres.

     

    Ce qui oblige à courir voir. Désir encore, qui nous oblige à produire plus, à donner encore plus à voir, si on est producteur. « Vue » appelle « vue », dans un jeu de miroirs infini.

     

     

     

    En parallèle à la progression constante des réseaux, et la baisse du livre, deux éléments à l’œuvre dans l'extension continuelle des « vues » : immédiateté et sidération. La meilleure illustration reste l'accident routier. Il survient sans prévenir. Surprise, mobilisation immédiate de l'attention. Bien sûr, le ralentissement de notre véhicule aux abords de l'accident est commandé par les mémoires d'événement traumatisants qui remontent en nous, avant la vision anticipée, désirée, redoutée. Le ressort principal de cette envie « paparazienne», pourrait-on dire, n'en reste pas moins le ralentissement des autres véhicules, qui nous contraint, mais surtout nous attire.

     

     

     

    Les meilleures vues sur le Net sont des accidents, bien souvent. Tragiques, érotiques, comiques, bizarres...

     

    L'accidentophilie du Web implique des événements toujours plus subits et sensationnels. Ils surviennent et sidèrent, attirent les foules et disparaissent presque aussitôt.

     

    L'attention est ainsi mobilisée fortement et fugacement. On est dans l'ordre du réflexe, du réactionnel.

     

     

     

    La compréhension, la réflexion, sur la longue durée, est perdante, à terme. La concentration et l'analyse corrélative, l'acquisition d'une certaine culture en profondeur sont empêchées par le développement de cette culture de l'éphémère futile, de l'hétéroclite, du saisissant et de l'absurde.

     

    La sélectivité, les hiérarchies d'intérêt, de valeur n'ont pas cours dans l'accidentophilie. Seul compte l'impact.

     

    D'ailleurs, les médias traditionnels l'ont bien compris, qui proposent de plus en plus de « bêtisiers » basés sur le choc et piochés sur le Net. Les thématiques qu'il proposent en sélectionnant dans les myriades d'images et de vidéos sur la Toile apparaissent tout à fait secondaires. C'est bien l'accident de l'animal, du présentateur, du vacancier, du pipole, du politique et autres, qui capte l'attention.

     

     

     

    On choisit l'impact. On ne demandait pas un direct de Mike Tyson de faire sens ou d'analyser quoi que ce soit. L'essentiel est qu'en face de lui on s'écroulait. On demande à voir et vite.

     

    Le principe « vu » s'étend aux éléments de réflexions, avec le syndrome du « fast-checking », lecture superficielle de notre réflexion pressée qu'elle est de voir plus. Voir tout ce qui sollicite impérativement son désir, sauter vite d'un point de réflexion à un autre, oubliant ainsi la profondeur critique, ou l'édulcorant. Car les « intellectuels » n'échappent pas à l’œuvre du désir.

     

     

     

    L'accidentophilie s'étend aux pratiques de lecture et visionnage d'éléments comportant une valeur culturelle supérieure. Conséquence côté production, on voit de plus en plus d'éléments vite pensés, vite réalisés, vite avalés, avec un maximum de choc. Course à la production superficielle qui sert naturellement les réseaux privés. Le nombre des visites en hausse provoquant une prégnance étendue de la pub et des informations à monnayer. Les tiroir-caisses se remplissent.

     

     

     

    Il est bien sûr possible de trouver des aspects positifs à cette course à la visibilité. De plus en plus de gens peuvent découvrir un paysage mondial de la culture de plus en plus distrayant, varié, surprenant et ludique. Ils peuvent s'évader dans des endroits virtuels inédits, s'oublier dans des choses perpétuellement surprenantes et addictives. Le Net est une infinie Exposition Universelle, dont on aurait perdu le plan et laissé l'entrée à n'importe qui pourvu qu'il veuille triompher, être célèbre au moins cinq minutes (cf Wharol). On peut faire d’infinis voyages, on est sûr qu'on ne s'ennuiera pas plus de cinq minutes à chaque étape.

     

     

     

    Il n'en reste pas moins que le principe d'accidentophilie tire la culture vers le sensationnel, l'éphémère laissant à la traîne les productions qui ne reposent pas sur les deux « s », surprise et sidération. Il est maintenant suicidaire de présenter des articles, des analyses longues et difficiles dans un simple texte, sans une accroche visuelle, une illustration iconographique, mieux une vidéo. Impossible d'imaginer non plus l'exposition de telle ou telle réflexion sur le monde, la société, dans tous les domaines de la connaissance, sans la présence de l'auteur. Lequel doit avoir une rhétorique attrayante, illustrative et pleine de vivacité. Et un physique au moins normal, sinon avantageux. Le « plus » c'est un débat. Un débat tout à fait contradictoire monté sur des clivages grossiers, souvent surjoués par les présentateurs comme les débatteurs eux-mêmes. Il ramènera peut-être, enfin, ces « vues » en masse.

     

    Et le spectateur fera l'économie intellectuelle de la découverte des ouvrages des débatteurs, qui proposent l'ensemble de ses réflexions. Il est de moins en moins sûr que son désir le portera à passer à la lecture pour comprendre en profondeur, prendre une distance critique pour étayer ses analyses et valeurs personnelles, mises relativement en sommeil par l'effet vidéo, qui mobilise bien plus les affects.

     

     

     

    Portée par le désir et la puissance de réseaux qui ont tout intérêt à maximiser le phénomène, l'accidentophilie comme posture de découverte, de vision du monde, a toutes les chances de s'étendre. On désire découvrir les chocs culturels du jour, comme on désire acquérir la nouvelle marque que lançait, avant, une pub massive sur les murs. Avant. Aujourd'hui, le phénomène s'auto-induit dans les forêts neuronales. En route vers une starisation du monde où chacun veut être le premier sur les lieux de la nouveauté qui va le « scotcher », et le permanent producteur de sa propre innovation qui va accrocher tout le monde.

     

     

     

     

     

     

     

    La prégnance des choses. Car ce sont des choses, finalement, que ces produits pixelisés que nous livrons ou captons. Si nous les désirons si fort, c'est qu'elles sont là, offertes. Peut-être courrons-nous vers elles car nous sommes assurés qu'elles ne possèdent pas cette part d'altérité que l'homme doit affronter, apprivoiser quand il va vers l'Autre, ou que l'Autre vient à lui.

     

    Si nous ne sommes pas assurés de la réussite, au moins croyons-nous maîtriser la chose produite comme la chose désirée. Elles ne nous posent pas problème, elles.

     

     

     

    Maître et possesseur de la Nature se voyait l'Homme, aux temps de la Raison triomphante. Il s'enfonce, aujourd'hui, bienheureux dans le monde de sa Culture, fasciné par ce qu'il produit toujours plus, toujours plus vite. Dans cette plongée, il faut reconnaître sans doute la pression mentale du Marché, mais pas seulement.

     

    Le mouvement est en train de s'épanouir dans nos consciences elles-mêmes. Il faut s'interroger sur les ressorts de ce débordement qui signe sans doute une sorte de démission. L'abandon du démiurge pour le soumis est-il irréversible et devons-nous céder à cette marée addictive ?

     

     

     

    Marée qui est encore et toujours de la concurrence, déplacée sur le terrain des désirs simultanés. La furie, à la fois narcissique et moutonnière permanente, est aussi intérieure qu'extérieure. Autre phénomène sinon nouveau du moins en pleine expansion. Le sujet devient l'objet. La bataille des « vues » renforce la parade des vanités, de manière si puissante que c'est le sujet lui-même qui devient la chose. On montre de plus en plus soi et de soi. Attention, un soi relooké, un soi valorisé. Des internautes exhibent ainsi leur simple existence, presque leur simple présence à l'écran, H 24/24.

     

     

     

    Être « soi » par la médiation des choses que sont caméras, ordinateurs, sites web, rencontre en pleine contradiction l'appel incessant des médias, des réseaux à une pureté, à des valeurs « humaines » qui seraient à portée de clic. Même si on peut penser que ceux qui dirigent, organisent cette migration libidinale sur le Net sont un peu distants, auto-protégés de leur opérations faustiennes. Difficile pourtant de croire que leur entreprise ne leur échappe pas.

     

     

     

    Et d'ailleurs cet effacement de la notion d'humanité, comme noyau virginal, irréductible à ce qui l'entoure, innocent démiurge, rencontre une autre contradiction : la tendance de plus en plus affirmée des pouvoirs à s'exercer dans l'autoritarisme, sinon la dictature.

    La projection inconsciente de l'humain dans les choses, l'abandon du réel, quelque part, sert grandement les apprentis-sorciers qui gouvernent. Même si le Net peut informer, fédérer symboliquement.

     

     

    Le nombre d'internautes ne cesse de grandir et les possibilités, les ouvertures diverses vers la « réalité virtuelle», grandissent, s'améliorent.

    On vit sur le Web, ou presque, maintenant.

     

    L'humanité se re-présente à elle-même. Représentation qu'une toute petite fraction encourage pour des gains à courte-vue. Accidentophilie VS narcissisme moutonnier. On suit scrupuleusement les breaking news, l'instant paradigmatique en tout domaine, on s'exhibe, on se mire à l'ombre de milliers de vues et on s'évade, on se recrée dans une autre réalité.

     

    Tout cela ressemble fort à un comportement de déni face à un accroissement simultanés des difficultés de survie à l'échelle planétaire, et à une grande victoire – à la Pyrrhus - du Marché qui a réussi à importer très largement concurrence, urgence et production de plus en plus dégradée, sur le Net. Mieux, il a implanté ce comportement concurrentiel et la posture narcissique corrélative dans les esprits.

     

    Une victoire générale puisque le phénomène touche, semble-t-il, tous les réseaux.

     

    Victoire au profit poignée de personnes, comme toutes les batailles livrées par le Marché, puisque le secteur des réseaux sociaux est composé d'une dizaine d’entreprises dont la moitié représentent près de 90% du marché. Facebook, leader avec 55 millions d'utilisateurs (France), 1.7 milliards dans le monde, suivi par Youtube (21 millions), Twitter (13.6 millions), Instagram (11.9 millions), Snapchat (10.1 millions), Whatsapp (9.2 millions) et LinkedIn, (9 millions) ». La plupart sont « installées aux États-Unis en Californie.

     

    Le modèle le plus destructeur pour la planète a donc entamé une sorte de socialisation à la Romaine. Panem et circenses pour peu que le peuple des réseaux se tienne tranquille et abdique pour les nouveaux imperator, dont on ne peut douter qu'ils n'auront pas longtemps les moyens matériels nécessaires à leur règne avide.

     

     

     

    *Source : https://www.businesscoot.com/fr/page/le-marche-des-reseaux-sociaux

     


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